"Maintenant, ne pense plus. Maintenant, tu fais ce que tu dois."
Robert Jordan est un universitaire américain. Il enseigne l'espagnol à l'université du Montana. Et c'est par amour pour l'Espagne et son peuple qu'il s'est engagé aux côtés des républicains pendant la guerre civile. Lorsque le roman commence, nous sommes au printemps 1937. Jordan est envoyé derrière les lignes fascistes; il doit prendre contact avec un groupe de guérilleros cachés dans la montagne et les convaincre de l'aider à faire sauter un pont.
Pour Qui Sonne le Glas se déroule pendant les trois jours qui précèdent le dynamitage prévu du pont. On y voit Jordan vivre avec les combattants, dans une grotte. On suit leurs discussions, leurs plans, leurs hésitations, leurs peurs, leurs insultes, etc. Et leurs amours, car Jordan va y rencontrer Maria, une jeune femme de 19 ans, violée par les fascistes.
Je ne cache pas que les pages consacrées à l'histoire de Robert et Maria sont les moins intéressantes de ce roman. Il faut dire que leurs dialogues sont répétitifs : "Je t'aime mon chevreau" ou "Ne t'inquiète pas", à quoi elle répond "J'ai peur de ne pas être à la hauteur." Sur des pages et des pages, ça devient vite lassant. D'un autre côté, il faut bien dire que les amoureux n'ont pas beaucoup de conversation, surtout au début de leur union.
Avec une écriture en apparence simple (mais rien n'est plus difficile, en littérature, que de faire simple), Hemingway reconstitue l'Espagne de 1937 et donne une image réaliste, très documentée (et pour cause !) de la guerre civile. La violence des combats, les coiffeurs bombardés officiers supérieurs (sans en avoir la moindre compétence), les influences des pays extérieurs (l'Italie, l'Allemagne, l'URSS), les groupes armés disséminés dans les montagnes avec leur arsenal et leurs rivalités plus ou mins étouffées, tout y est dépeint avec une véracité exemplaire. Le travail de reconstitution est exceptionnel : Hemingway ne décrit pas la Guerre d'Espagne, il nous plonge littéralement dedans.
Et il ne nous en cache aucun aspect. Et surtout pas la violence crue, brutale. Il montre que dans une guerre civile, chacun combat contre son voisin, et que les frustrations, les conflits, les jalousies accumulées depuis des décennies éclatent littéralement en déferlements de haine et de violence. A ce titre, la scène où Pilar raconte l'exécution sanglante et barbare des fascistes dans un village est très représentative. Aucun romantisme chez Hemingway dans sa façon de traiter la guerre et l'engagement. S'il y a de l'héroïsme, c'est celui du quotidien.
Car Hemingway nous montre bien comment cette vie est compliquée et nécessite une grande dose de courage et une foi extraordinaire dans la cause (quelle qu'elle soit). Il en faut, du courage, pour vivre dans la peur constante. Peur d'être repérés par les fascistes. Peur des avions. Peur des patrouilles incessantes. Peur de soi-même aussi, de ses propres réactions. Et l'attente rend les choses encore plus difficiles. Plus on attend, plus la peur est palpable. Et chacun y réagit à sa façon personnelle, en insultant tout le monde, en faisant l'amour, en buvant. Tout le monde cherche son échappatoire pour ne pas penser à la mort probable, plus que probable, trop probable qui viendra dans quelques jours, dans quelques heures... Et c'est dans cette attente que se révèlent les personnalités. C'est dans cette façon d'affronter sa propre peur que se montre l'héroïsme. Dans une guerre, celui qu'on doit affronter en priorité, c'est soi-même.
Dans cette description, Hemingway évite avec bonheur et intelligence le manichéisme qui consisterait à faire des républicains des héros et des fascistes des monstres. Dans une scène remarquable, il nous décrit comment un groupe de guérilleros est encerclé par les fascistes. Passant d'un côté à l'autre, décrivant aussi bien les uns que les autres, il montre que tous les combattants connaissent les mêmes peurs et les mêmes doutes.
Pour Qui Sonne le Glas n'est donc pas un roman de guerre, c'est un roman sur la guerre. Ceux qui y chercheront des combats seront déçus. Et pourtant, jamais je n'avais lu une meilleure description de la guerre, de ses dangers, des sentiments des combattants (et des non-combattants, comme Maria : lors d'un tel conflit, personne ne peut être épargné, l'engagement est obligatoire). Une description qui dépasse largement le cadre de cette seule guerre particulière. Un grand roman qui, s'il connaît quelques baisses de rythme, reste dans l'ensemble passionnant. Et Hemingway, une fois de plus, nous prouve qu'avec une écriture simple, sans mots compliqués, sans phrases interminables, mais avec la science du mot juste, on peut aussi aller au fond des choses et tenir des propos d'une grande intelligence.