Dieu, l'Etat, la masse et l'ombre
Six bons mois m'auront été nécessaires pour venir à bout de Présent et Avenir, entre instants de lectures volés dans le métro, tentatives échouées avant d'aller dormir, et concentrations avortées au bout d'une heure d'assimilation intense d'informations en tout genre. Malgré ses 106 pages, cet essai de Carl Gustav Jung est plutôt dense ; pourtant, il semblerait qu'il soit un de ses ouvrages les plus accessibles, et dans les thèmes traités, il est vrai que l'on retrouve des aspects concrets de la vie quotidienne que j'ai peu aperçu en feuilletant d'autres ouvrages écrits sous sa plume. Il est difficile de comprendre entièrement Jung sans être "habitué" à son vocabulaire, qui fait à la fois référence à ses concepts étudiés et détaillés dans d'autres livres et sans connaître ses récurrences, qui concernent surtout les mythes, les archétypes (les deux sont bien sûr liés) et l'inconscient.
Présent et Avenir part d'un postulat que Jung et Freud possèdent en commun, et ceux malgré leurs nombreux désaccords (pour connaître en partie les divergences qui opposent Jung et Freud, regarder A Dangerous Method de David Cronenberg n'est pas une mauvaise idée) : l'homme, l'être humain en tant qu'individu doté de conscience est menacé par la civilisation, par les masses. Jung met sur le même plan l'Eglise telle qu'elle est actuellement et l'Etat, deux entités qui selon lui empêchent tout un chacun de se révéler, de s'assimiler et de s'accepter. Nazisme, communisme, bombe H sont évoqués en guise d'exemples réels d'aliénation des masses, d'exemples qui sont censés secouer l'humanité afin que celle-ci puisse enfin prendre le temps de s'examiner à l'échelle individuelle.
Présent et Avenir peut être considéré comme un essai extrêmement pessimiste. Jung envisage l'individu lambda comme un être naturellement mauvais, là où d'autres prétendraient que l'être humain est par essence bon. La problématique de "l'être mauvais" ne réside pas nécessairement dans cette faculté, cet état de fait mais dans la mesure où cette part de "mauvais" qui se situe chez chacun, nommée "ombre" n'est pas assimilée en tant que telle, en tant que composante réelle de notre psychisme, mais reléguée en arrière plan, négligée et donc fantasmée chez l'autre, fantasme qui resurgit à la surface sous la forme de peurs presque primaires. Cette négation de l'ombre, multipliée par cent, par mille, par des millions d'êtres humains débouche sur un effet colossal de massification perdu dans des espoirs éphémères de rédemption idéalistes incarnés par des dirigeants promettant monts et merveilles quand dans la réalité physique il n'y a que malheur et promesses déchues. En cela, en cet effet de masse, de croyances en un système d'organisation de l'Etat (communiste, nazi, et j'en passe), la dévotion des masses est telle qu'il ne lui reste finalement que très peu de différences comportementales avec l'adhésion toute entière à la religion telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui. Jung dénonce en cela l'attitude de l'Eglise, dont la stigmatisation se base sur l'application effective ou non effective de valeurs intransigeantes liées à une interprétation quasi-littérale de la Bible, là où Ancien et Nouveau Testaments trouvent leur valeur intrinsèque et profonde dans la mythologie qu'ils constituent pour l'individu. La foi durable ne peut venir d'après Jung que de la révélation divine, du ressenti qui émane au plus profond de chaque être et qui peut s'étendre aux autres de par l'action bénéfique que chacun possède sur ses relations humaines.
De là vient la transition aux solutions apportées, proposées à la problématique de l'aliénation quasi totale des civilisations actuelles. Si j'avais pu noter plus précisément Présent et Avenir, j'aurai préféré appliquer une note comme 6.5 que 7, pour la simple et bonne raison que si le constat établi par Jung, qui se veut implacable paraît parfaitement cohérent et demeure toujours actuel, encore à notre époque, et avec les évènements d'il y a quinze jours, les solutions qui sont envisagées possèdent une sorte de mollesse qui ferait presque tâche à côté de l'acuité des symptômes analysés précédemment. Parmi ces solutions, on trouve notamment celle du "médecin", archétype érigé non pas en sauveur tout désigné, mais en aide de la compréhension du malade, de ceux qui n'ont justement pas encore assimilés leur ombre et se retrouvent avec un inconscient dont le potentiel les dépasse totalement. Ce médecin ne désigne pas un chirurgien, ou un généraliste, mais bien un psychanalyste, ou un psychologue. Or, la réalité a suffisamment prouvé la défaillance partielle (espérons qu'elle ne soit pas généralisée) d'une partie du corps médical en la matière, c'est-à-dire en la compréhension de l'être humain, et il n'est pas dit que les choses soient vouées à s'arranger à l'avenir... N'est pas Jung qui veut.
Autre solution envisagée, celle de l'individu "éclairé psychologiquement" qui ferait bénéficier les autres (comme dit plus haut) de sa valeur. Plusieurs problèmes se posent alors : comment d'abord pouvons-nous à l'échelle individuelle et de façon objective identifier ces individus "jésuesques" ? Je ne peux m'empêcher en lisant cela de penser aux sectes qui se sont formées sur la base d'êtres humains qui individuellement ont cru en la valeur d'un homme ou d'une femme, et se sont ainsi retrouvées en une masse compacte, aveuglée par cette révélation quasi-divine factice. Comment ensuite ne pas passer à côté des potentialités de tels individus ? Et enfin, comment faire en sorte que ces personnes, une fois trouvées soient à même d'être efficaces sur les uns, et les autres ? Jung lui-même reste trop évasif sur la question, en admettant que la réponse est difficile à donner à ce sujet.
Quelques pages avant la fin de son essai, une dernière voie de sortie est envisagée : l'amour de son prochain, de l'autre, les relations humaines que Jung pense que l'Etat "dictatorial" met en danger, notamment pour que la structure puisse parvenir à ses fins. A priori, ce serait la possibilité la plus réaliste, la plus simple et la plus humble à mettre en place, car, de la cohésion et de la société dépendraient les relations entre êtres humains. Signons pour cela.
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