Cette courte étude publié en 1967 propose de réfuter toute conception qui ferait du sadisme et du masochisme un ensemble, deux attitudes liés positivement (la rencontre du masochiste et du sadique) ou négativement (la formule de Freud, le masochisme serait "un sadisme retourné").
Il s’agit donc pour Deleuze de montrer en quoi le masochisme se sépare du sadisme, en quoi il obéit à d’autres logiques - qui sont contractuelles et humoristiques - que celles du sadisme (ironiques et relevant d’un "délire propre à la raison"). Cette idée du monde propre au masochisme se retrouvera dans Capitalisme et schizophrénie, sous la forme d’un scénario, d’une construction qui veut faire perdurer le désir, en l’empêchant de trouver sa fin dans le plaisir, d’où les diverses punitions demandées pour que le moins de plaisir soit possible.
Ici les différences se distribueront sur un niveau psychanalytique (les trois femmes de Masoch, le Père destructeur chez Sade et rejet de la Mère utérine, le Père humilié chez Masoch et préférence pour la « bonne », honnête Mère, y compris quand elle se livre a des activités de prostitution), un niveau romanesque (la répétition des sévices chez Sade, l’attente chez Masoch) et enfin sur le rapport a la loi. Le chapitre La loi, l’humour et l’ironie est particulièrement clair a ce sujet. Selon les conceptions anciennes (platonique notamment), les lois étaient dépendante d’un objet (le Bien ou le Mieux), ainsi les lois étaient crées pour servir ces deux objets, leur contenus, leur but était clair. Cette image de la loi fut brisée par le retournement effectué par Kant.
Avec Kant la Loi fait le Bien et non le Bien qui fait la Loi. La Loi n’a plus besoin de concept supérieur pour se fonder, elle se fonde elle-même. Cela donne les conséquences suivantes : "Car le plus clair, c’est que la Loi, définie par sa pure forme, sans matière et sans objet, sans spécification, est telle qu’on ne sais pas ce qu’elle est, et qu’on ne peut pas le savoir. Elle agit sans être connue. Elle définit un domaine d’errance où l’on est déjà coupable, c’est-à-dire où l’on a déjà transgressé les limites avant de savoir ce qu’elle est : ainsi l’Œdipe. Et la culpabilité et le châtiment ne nous font même pas connaître ce qu’est la loi, mais la laissent dans cette indétermination même, qui correspond comme telle à l’extrême précision du châtiment. Kafka a su décrire ce monde. […] En effet, si la loi ne se fonde plus sur un Bien préalable et supérieur, si elle vaut par sa propre forme qui en laisse le contenu tout a fait indéterminé, il devient impossible de dire que le juste obéit à la loi pour le mieux. Ou plutôt : celui qui obéit a la loi n’est pas et ne se sent pas juste pour autant. Au contraire il se sent coupable, il est d’avantage coupable, et d’autant plus coupable qu’il obéit strictement.".
Sade et Masoch, dans leur manière d’appréhender (et donc de penser) la Loi, ont des approches différentes. Pour le premier, il s’agira d’appliquer un mouvement ironique à la Loi, c’est-à-dire reconnaître un pouvoir second à la Loi en plaçant un principe supérieur a celle-ci. Ainsi Sade critiquera la Loi comme étant une manière de se défausser de la cruauté de ce monde, du Mal permanent qui y subsiste, la Loi n’étant que le régime des tyrans qui ne peuvent atteindre l’idée du Mal, et au risque d’être destitué, empêche son application. Ici la Loi se retrouve dépassé, non plus par l’idée de Bien, mais par celle du Mal. Masoch propose une autre issue, humoristique celle-ci : le contrat passé avec la femme qui l’engage a une soumission, a un apparent respect absolu de la Loi est en réalité plus subversif qu’à première vue. Le contrat masochiste parodie jusqu'à l’extrême la rigueur de la Loi, et dans cette parodie, le sujet masochiste désire, atteint ce que la Loi est censée interdire. En allant jusqu’au bout des conséquences de la Loi, il en résulte l’exact opposé de ce qui devrait se passer, situation absurde (et humoristique) par excellence.
On remarque donc que sadisme et masochisme peuvent se penser en dehors des simples rapports au Père et a la Mère (bien qu’existant) et des conceptions qui voudraient les fusionner en une unité bien trop indifférenciée et qu’ils résultent aussi d’un rapport au concept de Loi, partie intégrante de leur agencement.