Putain est un livre difficile à aborder, non seulement en raison des sujets traités et de la manière d'en parler-encore que, pour les lecteurs les plus aguerris dans ce domaine, cela puisse ne pas rebuter outre mesure-mais aussi et surtout de par le fait que l'on se débatte sur près de deux cent pages avec l'intérieur du cerveau d'une femme sans jamais savoir quoi en faire, ni même si cette très intime confession nous était vraiment destinée. L'auteure l'énonce d'ailleurs dès la phrase d'ouverture, la première d'une longue série: elle n'a pas l'habitude de s'adresser aux autres lorsqu'elle parle.
Qu'est-ce que Putain ? C'est le récit d'une femme qui, en entrecroisant sa situation d'étudiante en lettres et de prostituée avec son passé de petite fille mal-aimée (dans le sens de: "Pas aimée comme il l'aurait fallu"-les sous-entendus d'inceste paternel sont nombreux) par ses parents, nous parle de son désir immense d'être la plus belle, la plus jeune, la plus bandante, de taille à écraser toute concurrence féminine pour faire venir à elle tous les hommes du monde.
Le tout sans ménager son lecteur ni lui permettre de souffler un instant: le livre est découpé en quatre "parties" précédées d'une introduction, mais dont aucune ne comporte de titre, ni de différence avec les autres (l'introduction est simplement en italique). Dans chacun de ces simulacres de chapitres, de longs paragraphes d'une seule phrase, détaillant une nouvelle réflexion de la narratrice sur sa façon de percevoir le monde. Un journal de bord brut, sans structure qui indiquerait une forme de "recul" et laisserait voir au lecteur l'ossature classique d'un roman. L'ouvrage détaille un fragment d'existence livré dans le désordre, sans aucune linéarité et sans histoire digne de ce nom: pas de début, puisqu'on nous fait comprendre dès les premières pages que le commencement du récit est bien antérieur à notre ouverture du livre, et précède même de loin la naissance de la narratrice (de l'auteure ?). Pas de fin, puisque cette jeune femme sans nom qui se livre à nous ne bouge pas d'un pouce entre le premier et le dernier mot. Pas même exactement de présent décrit "au jour le jour", puisque ce présent, lorsqu'on le fait intervenir dans le récit, est toujours rapporté à un passé douloureux, véritable obsession du personnage.
Si on ajoute à cela une dimension autobiographique bien trop prégnante pour pouvoir revêtir un caractère fictif, on a donc un roman qui n'en est pas vraiment un, mais dans le même temps bien trop "écrit" pour se limiter à un plat témoignage de prostituée, comme il est quelquefois (à tort) présenté.
Le terme "portrait de femme" est encore ce qui pourrait le mieux cerner le contenu de cette œuvre. Mais là encore, rien n'est clair: cette femme qui se raconte semble dissimuler un certain nombre de choses, en dire certaines pour en cacher d'autres, orchestrer avec son lecteur une partie de cache-cache dans laquelle elle se dénude ou se couvre au gré de ses envies. Tout le paradoxe est là: comme elle l'avoue elle-même, la narratrice ne veut rien d'autre que le regard du monde entier sur elle, tout en sachant que ce regard ne fera que la détruire davantage (une fois devenue le centre du monde, il lui faudra le rester, et à quel prix). D'où ce qu'elle nomme sa "putasserie", c'est-à-dire l'art de souffrir pour être désirable: anorexie, maquillage, achats infinis de beaux vêtements, activité sexuelle appliquée en compagnie de ses clients, chaque aspect de sa vie tend à ce but. Mais d'un autre côté, ce petit manège de séduction ne fait que hâter sa destruction. Car ce que Putain clame, c'est avant tout une souffrance d'écorchée vive, doublée d'une haine de soi viscérale; deux émotions égrenées en litanie tout au long du livre. Putain est une insulte proférée à la face du monde: des hommes qui ne savent pas contenir leur désir, comme ce père religieux tyrannique par-devant et coureur de jupons par-derrière, dont la narratrice ne cesse de rechercher l'amour au travers de sa clientèle; des femmes réduites à putasser pour attiser ce désir ou, quand elles ne peuvent plus le susciter, à se retirer dans leur lit pour y mener une existence larvaire, à l'image de cette mère à laquelle la narratrice craint par-dessus tout de ressembler. Et surtout, une insulte envers elle-même, qui semble à chaque paragraphe nous dégorger un geyser supplémentaire de sa douleur.
Il est troublant d'ouvrir un livre chaque jour pendant un temps donné pour y lire la lente désagrégation de quelqu'un; il est désagréable aussi de constater notre voyeurisme face à une telle dégradation: sommes-nous au final comme ces clients qui la visitent chaque jour et la besognent sans réelle considération, lui arrachant du plaisir à l'occasion, mais la souillant toujours davantage ? Comment nous comporter face à un texte où tout semble joué d'avance, où même la tentative de catharsis par l'écriture semble échouer, et dont la protagoniste se considère comme déjà morte (mort que l'auteure se donnera d'ailleurs quelques années plus tard, accomplissant les souhaits de son double littéraire) ? Que faire au fond, face à ce qui ne semble être qu'une affaire intime ? Lui trouver des accents universels sur la féminité et ses travers ? Admirer la plume effilée de l'écrivaine, assurément transmetteuse de tout le fiel voulu ? Doit-on le traiter comme un appel au secours ou comme n'importe quel texte littéraire ?
Peut-être que le moins mauvais comportement à adopter serait celui du psychanalyste de la narratrice: l'écouter parler, et laisser les phrases retracer l'une après l'autre les pensées d'une femme-enfant détruite par elle-même et les autres et en quête d'une pureté originelle incompatible avec le fait d'être vivant. Cela ne nous mènera pas à grand-chose, mais peut-être est-ce encore le mieux que nous pouvons faire pour Nelly Arcan : reluquer son âme d'écrivain plutôt que son corps de pute.