Qu'est-ce qu'un puzzle?
C'est la question à laquelle répond réellement ce livre.
Vous cherchez le coupable? Vous allez être déçu car les indices sont très très TRES GROS dès le début du récit, c'est à dire dès le deuxième chapitre. Ce qui fait qu'un lecteur lambda et assez paresseux ou peu curieux fera le lien avec Shutter island ou Dream House. Ce qui fait aussi qu'un lecteur assidu et expérimenté soupirera d'un air aigri:
Encore une histoire de schizophrène! Pour changer!
Ce qui est véritablement intéressant ici, c'est de voir comme Thiliez joue sadiquement tant avec son personnage, Ilan Dedisset pour ainsi le nommer, qu'avec ses lecteurs: il leur offre rien de moins que ce que promet le titre de son oeuvre: un puzzle.
Qui peut jurer ne pas avoir vu l'image finale du puzzle constitué avant d'en prendre les pièces pour la reconstruire? Qui peut assurer que - malgré sa connaissance de l'image finale - il n'a pas douter de l'emboîtement de certaines pièces, de l'appartenance de l'une d'entre elles au jeu que l'on s'est proposé? On boudera donc Puzzle que lorsqu' on ne se mettra pas dans l'esprit que le livre en est un et ce sur différents plans.
Sur un plan diégétique, celui qui est tant critiqué par certains lecteurs, le plan le plus premier, le plus naïf, Puzzle est un récit ordonné dans le désordre, une sorte de théorie du chaos qui prend sens à la fin. Les pièces du puzzle, métaphores des pistes d'enquête du héros, sont en désordre par rapport à l'image d'ensemble, résolution finale qu'il entre-aperçoit au début du récit dans son cauchemar. Il s'agit pour Ilan de les remettre dans l'ordre, comme dans un puzzle.
Sur le plan extra-diégétique, le lecteur se prend au jeu du protagoniste. Il pressent tout mais sans l'assurance d'être tombé juste, ce qui l'excite à persévérer dans la lecture. Il veut être certain de son résultat et il le vérifie petit à petit jusqu'au bout. C'est le but du jeu d'un puzzle.
Sur ce même plan, les dessins de l'auteur plongent le lecteur dans l'univers d'Ilan Dedisset en lui donnant la carte au trésor du personnage pour l'éloigner de la piste interprétative qu'il a déjà trouvé. Cette carte est là pour montrer que tout est puzzle et que plusieurs énigmes tournent en satellites autours de l'intrigue principale. Thilliez cherche à procurer un plaisir de lecture à la Allan Poe, c'est à dire un jeu de cryptographie entre lui et ses lecteurs, les deux entités qui prêtent, par leur interaction, vie au livre. Il y a donc plusieurs puzzles dans le puzzle.
L'un de ces puzzle est l'énigme principale liée au jeu Paranoiïa auquel participent le héros et son amie et qui va révéler plus de choses qu'on ne l'aurait pensé. Les autres sont à la fois les énigmes du jeu Paranoiïa lui-même mais aussi le jeu de références tant aux univers littéraire et cinématographique qu'au monde des jeux vidéos. Parmi celles-ci L'Enfer de Dante et l'allégorie platonicienne de la Caverne, qui sont les fondements de l'intrigue, La Ligue des rouquins et Le Chien des Baskervilles de Conan Doyle jusqu'à évidemment l'inénarrable Shutter Island.
Puis, toujours sur ce même plan extra-diégétique, notons la présence de pièces de puzzle au dessus de chaque début de chapitre qui, rassemblées en bon ordre, offrent une illustration de la résolution de l'intrigue principale.
C'est donc un travail très complexe et très fin que celui de Frank Thiliez dans ce roman qui ne prend l'aspect de polar - jugé trop souvent para-littéraires par les pontes de la littérature - que pour parler d'autre chose. Bien fin qui ne sera pas tombé dans le piège de la lecture purement policière !
Car c'est en fait une méditation sur le souvenir, sur la mémoire, que propose Frank Thiliez. Et il ne s'agit pas d'une réflexion sur la Mémoire commune et historique avec son grand M morbide, ce qui est le cas de Shutter Island, mais bien plutôt d'une réflexion sur la mémoire individuelle et sa façon d'allier réalité et fiction, sensations comme sentiments et connaissances livresques comme artistiques pour se reconstruire. En témoignent l'épigraphe initial qui cite la Recherche de Proust ou encore la construction de l'histoire qui ne se calque pas sur Shutter Island, comme disent les mauvaises langues, mais sur la Rue des Boutiques obscures de Modiano qui faisait déjà référence au titre d'un livre de Pérec analysant rêve et souvenir.
Frank Thiliez propose donc un puzzle grandement littéraire qu'il accompagne d'un style prenant, qui pousse à continuer la lecture, qui comporte comme des poupées russes de nombreux autres puzzles. Un chaos ordonné de puzzles qui donne une riche et fine définition de ce que peut être un puzzle.
Ne serait-ce que parce que, tout au long de la lecture, le lecteur ressent le sentiment du héros; ce sentiment qu'on dit ainsi en anglais:
"to be puzzled".