Emmanuel Kant est sans doute le moins accessible des philosophes connus. Sa critique de la raison pure ou pratique en rebute plus d'un, parce qu'il faut se farcir ses pavés qui requièrent une concentration maximale, sans qu'on n'arrive forcément à comprendre parfaitement son exposé une fois l'œuvre achevée.
Avec ce texte des Lumières, c'est tout le contraire : le bouquin est très court et d'une limpidité à toute épreuve. Lorsque Kant vulgarise son savoir, on est tellement frappés par la puissance de sa pensée qu'on en redemande.
Les coins fumeurs, les salles de pause pour le café ou les troquets sont, souvent, des endroits remplis d'experts dans de nombreux domaines scientifiques, politiques ou culturels. Abreuvés de réseaux sociaux ou de télévision, ils répètent ce qu'ils ont entendu la veille en affichant avec pompe un ton péremptoire issu de la certitude qu'ils ont d'être légitimes pour parler d'un sujet que pourtant ils ne maîtrisent pas. Pourquoi cette certitude ? Parce qu'ils ont entendu quelqu'un d'autre s'exprimer à ce sujet, donc pour eux, c'est forcément vrai.
Pour Kant, ces gens-là sont dans l'obscurantisme, et le projet des Lumières est de les sortir de cet obscurantisme, de les faire passer d'un état de minorité à un état de majorité, de "je répète ce que j'ai entendu" à "je me documente afin de réfléchir à ce que je vais dire". Il appelle cela faire usage de la raison en toute circonstances.
Ce qui m'a plus, c'est que Kant n'appelle pas à une destitution du pouvoir par la pensée, la chute de la monarchie absolue en France n'a pas sorti les gens de l'état de minorité, elle a simplement excité leur ardeur et leur soif de sang, elle ne les a pas poussés à réfléchir, car elle a obéi à des préceptes révolutionnaires et républicains (La Terreur) sans les remettre en question. Un peuple en état de majorité aurait été capable d'apporter une critique constructive à Robespierre et consort, et c'est cet effort d'instruction que Kant souhaite pour le peuple (sapere audere), toutefois, cela doit rester une objection argumentée, et non une désobéissance. C'est être capable d'exécuter un ordre et être en même temps capable d'expliquer pourquoi il n'est pas sensé.
Il faut une force et une hiérarchie, mais il faut aussi un peuple capable de comprendre. Donnez des ordres à vos sujets, et forcez-les à se documenter. Si vous êtes destitué, c'est que le peuple aura eu raison par la pensée, donc que la destitution était légitime. J'aime beaucoup ce concept.