Ma vie avec Clint
Clint est octogénaire. Je suis Clint depuis 1976. Ne souriez pas, notre langue, dont les puristes vantent l’inestimable précision, peut prêter à confusion. Je ne prétends pas être Clint, mais...
le 14 oct. 2016
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J’ai aimé ce livre dès sa sortie. Il mettait des mots sur d’anciennes et confuses intuitions. La presse était mitigée, que penser de ce Perse tiers-mondiste, ancien communiste, ancien ministre, diplomate et haut fonctionnaire et professeur à Berkeley, qui osait promouvoir la pauvreté choisie ? Que faire de cet éloge de la tradition, ce refus de la modernité, cette récusation du mythe du progrès ? Or, ici, les riches aspirent à rester riches, les pauvres à le devenir, et tous se rejoignent, en bons progressistes, pour fustiger le passé. Pas lui. Majid Rahnema s'est éteint en 2015 à l'âge de 91 ans.
Il a trouvé une solution. Peut-on parler de solution ? Tout au plus de voie vers la solution. Cet homme pourrait être un sympathique et savant génie. La couverture du livre le présente arborant une barbe immaculée de gourou propre. Il a l’œil lumineux et le sourire avenant du grand-père idéal. Sa voie ? J’y viens.
Quand la misère chasse la pauvreté ou l’éloge de la pauvreté. L’homme, qui a compté parmi les plus brillants des intellectuels marxistes orthodoxes, pratique une prose économique savante, bien qu’un peu lourde, d’où les 300 pages denses. Le Reader Digest en tirerait cinquante pages passionnantes. Tentons de résumer sa thèse en quelques lignes.
Avant, c’était mieux, et cela partout. Voilà de quoi tordre le coup à nos historiens libéraux, progressistes, marxistes et lumineux (des Lumières). Vraiment mieux. Il décrit longuement les sociétés vernaculaires qui représentent quatre-vingts quinze pour cent de notre histoire commune, de l’âge de la pierre à hier, en passant par les âges du fer et du feu, de la charrue et du troc. Les hommes y vivaient simplement, soudés et solidaires. Les sociétés traditionnelles tenaient par la force du groupe, le refus de l’épargne et de la thésaurisation. Elles pratiquaient le don, l’échange, la réciprocité et la reconnaissance. Le principe est simple : le riche d’un jour donne pour s’assurer de l’appui du riche de demain… et ça marchait. Le pauvre était l’autre, le frère, le compagnon. Péguy évoque un pacte, celui de l’antique alliance du pauvre traditionnel avec la pauvreté : l’homme travailleur et dépourvu de grands vices avait la certitude, sauf catastrophe, de ne jamais manquer de l’essentiel, de rester pauvre mais digne jusqu’à ces vieux jours.
Les pauvres en esprit, les pauvres volontaires, des philosophes aux Grecs, de Jésus à saint François, des sages soufis aux mystiques indiens, représentaient pour tous d’incontestables modèles. Il n’est point question ici de religion, du rapport avec un Dieu personnel ou naturel, mais du lien immanent de l’homme avec la nature et avec l’ensemble des biens offertes par Dieu. Toutes les religions partagent cette notion de gratuité de l’acte créateur.
Et ce, jusqu’à l’usurier. L’usurier, c’est le germe dans le fruit. C’est l’abomination. Les Églises les brûlaient aux grandes fêtes. Si les Juifs furent de nos usuriers, c’est par ce que la société leur avait refusé tous autres métiers ; ils s’interdisaient le prêt à intérêt entre eux. L’usurier, c’est l’autre. Un mal nécessaire, mais perçu comme un mal. Son statut valait celui de la prostituée. Il volait du temps, elle frelatait de l’amour.
Hélas, l’usurier est sorti de son ghetto. Il a désormais pignon sur rue, il s’appelle banquier ou financier. Une des forces de l’ouvrage est de dépassionner les oppositions. Il ne croit pas à la méchanceté des banquiers. Les financiers n’aspirent pas à détruire ou à appauvrir. Non, ils sont sincères, mais dans l’erreur. Ils sont aveuglés par l’économie triomphante, obnubilés par les ratios et la quête de la croissance. Tels des cyber-punks en costumes, ils sont drogués au taux de rentabilité. Les banquiers ont pris le pouvoir. Ils se sont associés aux maîtres du moment, les riches et les forts. L’Église, conciliante (selon notre ami perse), leur aurait créé le purgatoire : il ne fallait pas désespérer les maîtres de l’or, ni laisser cette singulière profession aux seuls hérétiques.
Les protestants iront plus loin. Pour eux, l’argent récompense les mérites. Les riches sont prédestinés. Le royaume d’ici – en attendant peut-être celui de Là-haut – est à eux.
Les suivants iront plus loin, en niant le Royaume. Les héritiers des Lumières éteignent les lumières de Là-haut pour édifier, ici bas, un paradis pour les méritants.
Et le pauvre s’est vu rejeté. D’inquiétants théologiens y ont vu des facteurs de désordres, les édiles de dangereux voisins, les bourgeois des parasites… Le pauvre doit travailler… ou partir. La Révolution industrielle débutait, or la main d’œuvre manquait. Le cycle s’est emballé. Je passe sur la suite.
Je résume. Les pauvres d’avant vivaient ensemble et heureux. Les pauvres d’aujourd’hui ont vu leurs sociétés imploser. Tout particulièrement dans le tiers monde. L’évolution, qui avait pris des siècles en Europe, les a rattrapés en quelques décennies. Mieux encore, ce n’est pas la colonisation qui est coupable (on peut lui reprocher d’autres griefs, mais là n’est pas le sujet), ce sont les élites révolutionnaires, progressistes, nationalistes qui, intégrant les leçons de leurs anciens adversaires (nous), se sont précipitées dans le développement. Ils ne juraient que de retard à combler, d’industrie industrialisante, de développement endogène ou exogène, de collectivisation, d’exportation, d’emprunts… Ils ont sciemment cassé les anciens usages, les solidarités locales, les cultures traditionnelles. Les plus volontaires ont éliminé (physiquement) les freins. La Révolution n’attendrait pas. Les pauvres ont perdu leurs sécurités ancestrales, leurs terres communes, leurs silos communautaires. Ils ont été contraints à quitter leurs villages et à prendre la route…
La solution ? La pauvreté volontaire. Jésus et Gandhi. Pas simple. Pensez à la parabole du jeune homme riche. Jésus l’aima, mais le jeune homme était riche en biens. À l’idée de les quitter, il baissa la tête et s’en retourna. L’histoire ne dit pas si, plus tard, il s’y essaya. Les pauvres volontaires sont rares. Tout au plus, pouvons-nous essayer de lutter contre le dogme de la croissance. Refrénons-nous !
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le 27 févr. 2020
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