Très habile romancier, Richard Russo réussit à maintenir le suspense sur le vrai fond de cette histoire pendant toute la première partie où il place son narrateur, le tout jeune Ned, comme personnage central. Celui-ci restera narrateur tout au long du roman, mais le vrai personnage-clé apparaît finalement et ce n’est autre que Sam Hall, le père de Ned.
Imaginer que The Risk Pool (titre original) constituerait un portrait ou une sorte de biographie de Sam Hall serait une image erronée du roman qui s’attache à décrire l’ambiance de Mohawk sur plusieurs décennies et générations, avec quelques personnages marquants, plutôt pour leurs frasques que pour leur rayonnement. Tout cela émerge progressivement, de même que les ramifications des relations entre personnages, en particulier les relations de la famille Hall, le père et le fils devant apprendre à se débrouiller entre eux suite à la maladie de la mère, puis de la séparation des parents de Ned.
Quatre parties
Elles s’intitulent Quatre juillet-fête nationale puis Fête foraine et Mange-ta-dinde et enfin L’Hiver selon le raccourci de la description de la vie à Mohawk par le grand-père de Ned. Précision, la ville de Mohawk et ses habitants sont une pure invention de l’auteur. Une remarque qui a son importance, car tout ce que l’auteur raconte et décrit sonne incroyablement juste (grande force du roman). La division en parties selon les intitulés indiqués relève un peu de l’arbitraire, car ces parties montrent avant tout l’évolution de la situation familiale et locale du point de vue du narrateur, à différentes époques de sa vie.
Des défauts criants de vérité
Mohawk est une ville de moyenne importance qui permet à Richard Russo de décrire l’ambiance de l’Amérique profonde telle qu’il la connaît. Le contexte politique national lui importe peu (il n’y fait quasiment jamais référence), mais il profite des diverses péripéties vécues par ses personnages pour dresser un portait social d’une grande crédibilité. Surtout, il réussit à donner vie à ses personnages. Des personnages bourrés de défauts qu’il rend malgré tout particulièrement attachants, à l’image bien évidemment de Sam Hall.
Après-guerre
La première partie évoque la jeunesse de Ned, dans un contexte particulier, puisque ses parents ne sont que rarement sur la même longueur d’ondes. Sam Hall évoque ainsi sa deuxième guerre, car il est revenu de la guerre profondément marqué. Il a fait le débarquement en Normandie et a du mal à comprendre comme il a pu y survivre. Du coup, il pense avant tout à profiter de la vie, en toute liberté. Il est rentré en même temps que Jack Ward qui, lui, s’est enrichi au point de se trouver incapable de dépenser tout l’argent qu’il possède. Une richesse symbolisée par la grande maison dans laquelle il vit un peu à l’écart de la ville. Cette maison fascine Ned depuis l’enfance. Il l’a longtemps observée de loin et il l’évoque comme « la maison de diamant » en référence à l’éclat de sa façade, ce qui laisse imaginer qu’elle pourrait ressembler à une maison comme celles qu’Edward Hopper aimait peindre. De plus, Ned finira par réaliser que dans cette maison fascinante, vit Tria la séduisante fille de Jack Ward. Par contre, l’ambiance dans cette maison n’est pas à la hauteur de la fascination qu’elle exerce.
Sam Hall, une tête de mule parmi d’autres
Si on devait faire un bilan de ce que raconte Quatre saisons à Mohawk, on pourrait considérer que l’ensemble est finalement assez anecdotique (certainement à l’image de la très foutraque Histoire du comté de Mohawk par le père de Jack Ward). On peut se demander si cela vaut bien d’y consacrer 603 pages. Eh bien, ce roman dégage un tel charme qu’on apprécie de s’y plonger. Si certaines péripéties marqueront plus que d’autres, on retiendra une ambiance typique et surtout quelques personnages. À commencer par cette tête de mule de Sam Hall, joueur, buveur, provocateur, râleur incapable de lâcher une cible (et ne se gênant pas pour sortir des remarques à tendance raciste, alors même que son meilleur ami est noir), bourru avare de confidences personnelles sensibles et tellement peu bavard avec son fils qu’il lui adresse régulièrement ces deux mots passe-partout, « Eh ben ? », comme si Ned pouvait se passer d’explication. Sam Hall est quelqu’un de buté qui accueille régulièrement son fils avec une bonne taloche de principe, révélatrice de son incapacité à exprimer ses sentiments (alors qu’il est connu pour sa générosité). Même à la dernière extrémité, il refusera toute marque de sensiblerie. Dans ces conditions, je vous laisse imaginer ses relations avec les femmes, ce qui occasionne bien des situations compliquées pour Ned.
Fraicheur, humour, drames et émotion
Les deux premières parties emportent sans doute davantage l’adhésion que la suite (une fois qu’on est dans l’ambiance), grâce à la jeunesse de Ned qui fait souvent sourire par ses anecdotes. Richard Russo n’évite pas quelques longueurs pour cause de péripéties moins captivantes. Mais il apporte beaucoup d’émotion dans la dernière partie, pour laisser un très bon souvenir au final.
Un imaginaire très convaincant
Enfin, il y a un style assez personnel qui permet de bien sentir l’atmosphère dans laquelle l’auteur nous immerge. À ce titre, bien des passages mériteraient d’illustrer cette critique, aussi bien pour donner une idée de l’ambiance que pour mieux cerner certains personnages. Voici deux exemples qui me semblent révélateurs :
« La plupart des gens à Mohawk avaient une épée de Damoclès au-dessus de la tête – chômage, folie, faillite, inconscience, désespoir -, c’est pourquoi on ne se souciait vraiment d’eux qu’au bord du précipice »
« Ça n’était pas donné, une enseigne et, si la présente avait une certaine réputation, on faisait aussi bien de la garder. C’était une constante de la vie de Mohawk : chaque jour, des fonds de commerce étaient vendus, échangés, voire perdus au poker, sans que cela affecte foncièrement leur identité. Pas besoin non plus d’afficher un « Changement de propriétaire » sur la vitrine, car tout le monde était déjà au courant. Même avant la réouverture, le premier lundi, il était déjà notoire que les spaghettis de Chez Mike étaient devenus infects. Et l’on se demandait au Mohawk grill si le nouveau patron allait contenter les vieux habitués avec des ailes de poulet barbecue. Cette idée. »
Critique parue initialement sur LeMagduCiné