Qui dit roman dont les personnages sont de la même famille dit foyer de haines sourdes ou exprimées ouvertement ? dit obligations tyranniques observées au nom d'un amour inconditionnel allant de soi et non librement et intimement ressenti, au nom d'une mythologie sur l'ascendance et la descendance ? On peut évoquer les Karamazov, on peut évoquer Kafka, Butler ou Strindberg, on peut sans doute évoquer beaucoup d'autres romans et même ceux dont "un passif familial" n'est pas nécessairement le sujet (ou le seul sujet) mais qui laissent transparaître bien des choses ?


Ne sortons pas tout de suite l'artillerie lourde : Quatre sœurs occuperait une place à part au milieu de cette littérature. Il y a dans mes souvenirs, mille tensions dans le plus gros roman de Tanizaki (près de 900 pages en folio) et, je le crois de plus en plus, ce qu'il a écrit de plus fort... (en dépit du fait qu'il me reste beaucoup de livres à découvrir de lui). Ce n'est pas de l'artillerie lourde, mais seulement dans le sens où Tanizaki ne donne ni dans la démesure ou la monstruosité, ni même dans le procès : rien de cela n'est mis en évidence, tout est concocté dans des ambiances feutrées ; on peut même penser que ces quatre sœurs s'aiment le plus sincèrement du monde. Mais ces quatre jeunes femmes, issues de l'aristocratie, ne comprennent pas dans quel monde elles vivent (et pas plus leurs contemporains qui jugent qu'elles appartiennent au passé, d'ailleurs). Parce qu'il s'agit d'un monde (la société nippone entre 1920 et 1945, donc) qui change, et qui va "changer" (ceci est une litote), à l'instar de la société autro-hongroise dont parle Arthur Schnitzler dans Vienne au crépuscule ou Robert Musil dans L'Homme sans qualités, je pourrais dire aussi à l'instar de la société française, dans Les Thibault de Roger Martin du Gard, que je suis en train de lire. Au vrai, ce roman de Tanizaki, par des circonstances que l'auteur ne pouvait prévoir, gagne une valeur supplémentaire. La guerre est là, même si elle est lointaine. Il y a les gentils voisins allemands de l'une des sœurs (je ne sais plus laquelle) qui parlent d'un retour peut-être nécessaire au pays, aux vues de certains événements.


Allons plus loin : si dire de quoi parle un livre consiste à résumer l'intrigue, j'aurais l'impression légèrement embarrassante de parler de quelque-chose qui fleure un peu la guimauve moisie. L'enjeu est tout simplement celui d'une jeune femme à marier. Bon, du reste, Tanizaki n'est ni le premier ni le dernier sur cette question, que ce soit au Japon ou ailleurs. Reste que Tanizaki était beaucoup critiqué (et même censuré, je crois) parce que son travail était jugé peu compatible avec la mentalité de fierté nationale et de militarisme concertée par les hautes instances de l'époque... donc avec ce roman publié en 1941, mais aussi avec la traduction en japonais moderne du Dit de Genji, énorme classique ― rappelons-le encore une fois ― du Japon raffiné et courtois, énorme livre sur lequel il bûche à la même époque (oui, ce gars est quand même un forcené de travail) le message de Junichir'ô aux instances susdites est parfaitement clair : "Je m'en fiche". L'écrivain japonais fait toujours selon son goût ― c'est même une façon de caractériser son œuvre ― notoirement tourné vers un "monde" féminin.


Ce qui me reste de cette lecture (achevée il y a trois ans), c'est cette fascinante différence entre les quatre caractères, qui n'ont rien d'anodins. (Justement pour cette raison, je mets le paragraphe suivants en "spoiler" vu que je décris les caractères en question. Je ne sais pas s'il "gâche" quoi que ce soit, je laisse le choix à celui qui lit ma critique et qui n'a pas lu Quatre sœurs.)


La moins jeune, est aussi le personnage le moins présent du roman. Mais une des pages les plus brillantes du roman, qui m'est resté jusqu'à maintenant, la concerne... Sa demeure est appelée "maison aînée". Je me souviens que l'expression m'avait interpellé alors, comme s'il s'agissait d'une institution gouvernementale (peut-être que j'exagère, c'était une impression). Les parents étant morts, c'est elle, officiellement, la cheffe de famille... même si elle a en grande partie délégué la charge à sa cadette directe. Celle-ci, à la fois autoritaire et fatiguée de l'être, a toutes les responsabilités sur le dos, le mariage dont je parlais, voire les deux mariages. Les deux dernières sont toutes les deux à marier, mais il faut que la troisième le soit avant la quatrième, et c'est là où tout se complique. Une fois de plus je résume, mais peu importe, ce sont les bases du roman, et si vous l'avez déjà lu, vous savez tout cela. Ce que j'écrivais au moment où mes souvenirs du roman étaient plus frais ? "Tanizaki nous écrit, avec le regard particulier d’un japonais de son temps. Youki Ko (la troisième) est celle qui regarde en arrière, vers le passé et rend sa vie impossible de ce fait. Tae Ko (la benjamine) est, dit-on, tournée vers l’avenir, mais c’est aussi une impasse." Je suis un peu vague sur la troisième... elle était, à l'image des quatre, mais de façon plus singulière, inadaptée. Pour la quatrième, je suis toujours d'accord avec moi (ahaha) mais je précise : dans ce roman, le passé, l'avenir, comme le présent ne sont, d'une certaine façon, plus possibles. "L'avenir" ou, disons, la tentation d'être en avance, par tous les moyens.


Des caractères subtilement développés, et qui permettent de comprendre tous les non-dits (les tensions dont je parlais) les choses tues parce qu'il est mieux de se retrouver ensemble sans qu'il y ait d'orages, pour aller voir, par exemple, l'éclosion des cerisiers. Cette célébration si chère aux japonais reviens comme un motif tout le long du roman, et inséré de cette manière dans Quatre sœurs, n'a rien de banal ni de simplement folklorique (d'ailleurs je crois qu'en France nous avons aussi des cerisiers). Quatre sœurs me donne la sensation de garder une impression nette d'une époque, avec ce rapport très affectif avec ces personnages, qui se nuance en même temps, d'un peu de hauteur... le regard d'un marionnettiste (Tanizaki était friand de Bunraku) qui, riant et le spectateur/lecteur avec lui, regarde les marionnettes qu'il fait agir. C'est peut-être un peu ça qui m'avait fait penser (pardon, c'est la dernière référence) à Jane Austen.


Lu du 5 mars au 20 mars 2017. Traduit du japonais par Gaston Renondeau. 896 pages.

Elouan
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le 6 mai 2020

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