Ecoute, écoute ce qu'il dit avec le clairon. Dès qu'ils ne parlent plus avec leurs mots on dirait qu'ils comprennent. C'est au fond de leur cœur. Il y a encore de l'espoir. Ils ont déjà eu besoin de musique. C'est bon signe.
Telles sont les pensées de Bobi tandis qu'on s'affaire tout autour : les fermiers du plateau Grémone se réunissent pour la première fois pour déjeuner tous ensemble — ils habitaient les uns à côté des autres depuis toujours mais ils ne l'avaient jamais fait. La joie, alors, inonde le cœur des âmes dures du plateau solitaire, habituées au pénible labeur des champs, leur unique et mince horizon, un abîme à engouffrer les passions qui menacent de rendre triste. Mais si le labeur évite bien commodément la tristesse, il n'est pas la joie pour autant. Or, la joie, c'est la vie, non pas la vie comme simple activité biologique, mais la Vie, la vraie, celle qui gonfle les cœurs, celle sans laquelle on n'est pas mort mais pas vraiment vivant non plus. Tel est, en quelques mots, l'enseignement de Bobi.
Bobi, on l'attendait, un peu comme le Zarathoustra de Nietzsche, ou quelqu'un d'autre comme ça, du même genre. Une nuit de printemps, il apparut sur le chemin, lui, Bobi, avec ses mots étranges, quand le vieux Jourdan se prit l'envie soudaine de labourer son champ sous le regard des étoiles, par exemple sous le regard d' « Orion-fleur-de-carrotte », ou simplement Orion comme on dit d'habitude, mais là, c'est les mots étranges de Bobi — et Jourdan savait que Bobi, enfin, que quelqu'un comme Bobi, viendrait ce soir.
Mots étranges — langage bien dangereux : l'autre fermier, le communiste, l'a bien vu, lui, le danger du langage du poète. Il est vrai que Bobi et lui ne partagent pas la même vision des choses : le communiste rêve d'une terre soumise méticuleusement au travail des hommes, même jusqu'aux pôles où l'on plantera des vergers grâce au génie humain qui intervient, comme il dit, sur la vie ; il rêve de grandes plaines avec des champs tout carrés, tout réguliers, d'où l'on tirera plein de biens en abondance pour tout le monde, à égalité. Pour ça, il faut travailler, et travailler dur ; et pour travailler dur, il faut taire les passions dans le cœur, il faut se renfrogner, un peu comme lui-même, d'ailleurs ; il faut, en outre, un langage logique et rationnel, pas un langage qui poétise bizarrement, qui met du sentiment dans les choses. Pas comme celui de Jean Giono par exemple qui, au moment de faire apparaître Bobi, décrit la nuit avec ses mots bizarres à lui aussi :
Il y avait tant de lumière qu'on voyait le monde dans sa vraie vérité, non plus décharné de jour mais engraissé d'ombre et d'une couleur bien plus fine. L'œil s'en réjouissait. L'apparence des choses n'avait plus de cruauté mais tout racontait une histoire, tout parlait doucement aux sens. La forêt là-bas était couchée dans le tiède des combes comme une grosse pintade aux plumes luisantes.
Ainsi agit la langue de Giono, qui va chercher les choses dans la clarté lunaire, les choses dans leur secret nocturne, c'est-à-dire, quand nous ne les voyons pas, ou si peu. C'est cette langue souple, curieuse, spontanée, aux associations étranges, qui raconte ce qui bruit autour de nous et qui, littéralement, les anime, leur confère une âme, un mouvement. Ainsi la forêt, au début du printemps :
La nuit était éclairée par les étoiles laiteuses et par la lueur des bourgeons. La forêt était toute en charpente, en piliers et en poutrelles. Les nuages passaient avec la petite pluie qui sifflait comme une couleuvre en s'enroulant dans les branches. Un moment, ils apportaient l'ombre opaque. Mais, dans ce qui n'était pas sous le nuage on pouvait voir l'échafaudage des arbres, la transparence des branches qui allaient, comme des poutres, de piliers en piliers sans porter de toiture et entre le feuillage desquelles continuait à trembler le ciel brasillant. (...) De loin en loin, suivant le flagellement de la pluie qui vernissait des buissons d'aulnes aux bourgeons éclatants puis s'en allait pour les laisser à leurs lueurs, on voyait s'ouvrir des couloirs dans l'édifice de la forêt ; le souffle des lointaines clairières y bourdonnait et on apercevait là-bas loin, au fond des salles sonores, un petit osier blanc couronné de feuilles et qui dansait.
Couleurs, ombres, lumières, bruits — mouvement ! C'est une langue qui cherche le mouvement des choses : ces choses que nous voyons inertes, masse indifférente fournie pour le travail. La joie que professe Bobi, c'est la joie de laisser les choses aller telles qu'elles : ainsi les fleurs semées plutôt que le blé, l'herbe qui croît, se durcit, se gonfle d'orgueil sans qu'on la fauche pour le foin, les chevaux qu'on laisse s'ébattre dehors, hors de l'étable, et la harde de cerfs, de loin en loin, qui bat bois et prairies... tous plaisirs des yeux et du cœur de l'homme décidé à ne prendre que la part dont il a besoin, non pas celle qui s'en ira au loin, là-bas dans la plaine, là où les montagnards descendent peiner dans les champs pour les hommes aux costumes noirs, là où le travail fait tourner la machine insatiable d'hommes qui donne et prend l'argent pour le donner et le prendre encore et encore sans fin. C'est cette joie que découvrent les paysans du plateau Grémone, suivant l'enseignement de Bobi ; la joie de faire croître, joie d'homme « berger de l'Être », comme disait Heidegger, joie d'être ensemble dans le monde qui bruit tout autour en son mystère, à rire et à chanter parce que, comme il y a moins à prendre, il y a aussi moins à travailler.
Alors le paysage s'épanouit. Il n'est plus seulement le voile blanc uniforme des amandiers en fleurs au printemps, si lugubre aux yeux las de Jourdan. Il s'épanouit en couleurs, en arbres, en fleurs, en bosquets, en herbes qui croissent, partout croissent, se dressent dans le vent. Comme se dresse le désir — le désir qui dresse, qui gonfle, qui durcit, qui chauffe, là aussi, ici, juste là. Le désir qui réclame son dû — son dû d'amour. Mais semer les graines du désir est plus aisé que récolter les fruits de l'amour. Car voilà que la terre tremble et explose en couleurs et en odeurs enivrantes ; voilà que les cœurs tremblent et se réveillent aussi d'une force nouvelle. C'est l'effet de la joie, les cœurs qui se réveillent, qui se réchauffent, qui s'éveillent au désir, celui-là même qu'on avait mis de côté pour mieux travailler, quelque part vers ses vingt ans. Mais désir cruel, tu es semeur de mort ! La joie, c'est la Vie, la vie, c'est risquer le chagrin mortel. Enseignement trop pénible pour Bobi ? Il s'en tiendra pour quitte, brutalement foudroyé par l'orage, lui qui ne sut comment combler d'amour. La nature, chez Giono, énonce toujours ses arrêts. Quant à Bobi, on l'attendait avec ferveur : l'auteur en dépouille peu à peu la féerie, montrant en lui rien qu'un homme, un homme dans l'errance de son siècle. Les habitants du plateau Grémone n'en entendront plus parler, hélas pour eux. Nul doute que les machines qu'ils ont entraperçues un peu plus tôt ne tarderont pas à grimper leur forteresse, et, de bon droit, à soumettre leur Arcadie fragile à leur appétit vorace d'hommes, comme partout ailleurs, d'un égal mouvement.