Un des plus beaux livres que j'ai lu dans ma vie. Giono a toujours eu une résonance particulière pour moi qui ait grandi en provence et qui suis sensible à une forme de symbolisme surréaliste. Les métaphores de l'écrivain pour décrire la nature, ses personnifications et sa manière de rendre les éléments vivants dans ses descriptions font de l'ensemble un chef d'œuvre de poésie avec des idées particulièrement brillantes. L'auteur transforme ses personnages en acteurs tragiques, des bergers d'Arcadie dont la simplicité est si poussée qu'elle contient la réelle nature des choses et les érige en philosophes originels, bien que Giono souligne l'aspect romanesque de la pratique : "Quand vous parlez longtemps, on vous comprend moins [...] c'est agréable de vous entendre parler, on a pas besoin de comprendre, on se laisse faire". Tout le roman est une ode aux mots qui vont toucher un point sensible dans le cœur endurci d'hommes et de femmes confrontés à un environnement hostile mais qu'ils apprennent à se réapproprier sans l'exploiter, à retrouver leur place en son sein. Car la réalité est loin du fantasme du paysan qui vit en communion avec la nature ; combien d'anciens ne supportent pas le moindre brin de verdure et bétonnent tout ce qu'ils peuvent, considérant la vie comme une lutte et souhaitant prouver la domination de l'espèce humaine. Mais Bobbi vient chambouler cet état d'esprit ancré profondément et réunit cette communauté hétéroclite qui retrouve le goût de la vie. Malheureusement, ce repli sur soi-même constitue également une manière de se protéger, car qui sait ce qu'on réveille quand on vient enflammer la nature humaine et lui donner de l'espoir ; on prend des risques car la joie a ses excès et enivre jusqu'à ce qu'on ne puisse plus la distinguer du désespoir. Se comportant en magicien fou, le troubadour va déclencher un enchaînement d’événements qui va le dépasser et dont il sera la pièce centrale, élevé au rang de gourou et d'objet d'adoration par les habitants du plateau. Idéalisé, il sera convoité de manière spirituelle et charnelle par les personnages ressentant un manque au plus profond de leur être. La scène du repas champêtre est un document d'archive sur les pratiques campagnardes de l'ancien temps plus vivant que le plus foisonnant des tableaux de festins des Pieter Brueghel, une cène intense où se jouent à la fois la grande histoire universelle et des myriades de petits drames intimes. L'humour de Giono, sa sensibilité et sa nostalgie font de ce roman une expérience inoubliable.