Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=t8OVKL4f2I4&ab_channel=YasminaBehagle


Céline Wachowski, architecte à la renommée mondiale fait partie de ce qu’on appellerait une élite hors-sol, faite de complaisance, d’autojustification et de diners mondains ; sa vie bascule lorsque son nouveau projet est accusé de gentrification. Elle servira d’exemple et sera montée au pilori par toute une société québécoise, ce qui permettra à l’auteur une dissection fine et jouissive de son pays.



Mon avis

C’est un livre que je recommande. Déjà pour l’intelligence de Kévin Lambert, qui grâce à une jeu malin de point de vue parvient toujours à cacher sa propre position et donc, à épouser chacune d’entre elles avec abnégation.

Et je crois que c’est une qualité à laquelle on ne pense pas forcément pour décrire un bon romancier, et pourtant, elle est essentielle : pouvoir s’effacer devant son roman, c’est donner la possibilité à ses personnages de gagner en crédibilité, de ne pas être des sortes de repoussoir sur lesquelles on place toutes les tares d’une classe qu’on veut décrire, mais au contraire poser les armes, mettre à côté ses a priori, avec un regard neuf et presque naïf j’ai envie de dire.

Le regard qu’il a est acéré, bien entendu, mais sans jamais nous tenir la main, sans jamais souligner par le texte-même ce que l’on doit penser. Ou plutôt, le texte le fait avec suffisamment de subtilité. Bien sûr que ces ultra-riches sont écoeurants, bien sûr que la chasse aux sorcières que subit Céline à un côté jouissif pour le lecteur, mais il ne sont pas que ça — est jetée sur la table le dé de la rédemption, est-ce que Céline peut changer, est-ce qu’elle peut prendre conscience des conséquences de son pouvoir ? Et la réponse, alors que Kévin nous laisse croire quelques instants que c’est possible est finalement négative.

Céline et sa troupe sont trop obnubilés par eux-mêmes pour prendre réellement conscience de leur position, de leur place de privilégiés. Et rien que chacun vis-à-vis de l’autre, ils sont toujours à vouloir tirer leur épingle du jeu, à vouloir avoir la place la plus confortable, quitte à trahir, ce qui montre avec cruauté un visage pas très éthique, puisque c’est le genre de mot qu’ils aiment bien employer.


Pour ce qui est du style, si au début Lambert nous étouffe un peu avec ses phrases à rallonge (mais je pense que ce procédé cherche à provoquer cette suffocation que notre entrée dans le monde des ultra-riches engendre), on en tire beaucoup de plaisir, on se sent stimulé, avec un partenaire qui mène la danse. J’aime quand je lis un livre me dire que je n’arriverais pas à écrire aussi bien, c’est le cas ici — le livre et le style est vivant, bouge et change avec les différentes focalisations. C’est jamais statique, l’exemple le plus flagrant est la reproduction de plusieurs niveaux de langue, où l’on observe que plus le personnage est d’un milieu social élevé plus le français qu’il parle est standard, et plus les particularismes de la langue se cachent, comme s’il fallait parler une langue mondialisée (on remarque d’ailleurs que plus le livre avance, plus Céline perd son sang-froid et plus le québécois ressort). Lambert prend même le temps de nous écrire un petit conte aux accents sud-américains, qui m’ont fait penser à Gabriel garcia Marquez. Ce moment où Céline lit cette histoire à un enfant, où perce enfin une fragilité, une humanité, fait qu’on ne sait jamais sur quel pied danser, ce qui est déstabilisant dans le bon sens — ce moment dans le récit est comme hors du monde, comme hors du cadre de notre histoire, suspendu à en être presque ridicule — le côté adouci, bête blessée de l’architecte en devient presque trop feutré … et amorce la suite, le grand chaos final.


Le motif du camélia, qui apparait à l’enfance de Céline et lors de sa chute, un camélia qui fleurit là où il ne devrait pas fleurir, et dont la flétrissure embaume et s’inscrit en elle, fleur de l’origine du mal. On ne peut s’empêcher de penser au fait que le camélia, c’est le luxe, l’emblème d’une marque comme Chanel — quelque chose d’éthéré, ramené ici à sa matérialité. Le symbole d’un ultra-luxe putride, qui m’a évoqué une vidéo sur laquelle je suis tombée il y a peu, vidéo qui ne dépareillerait pas dans un film d’Ostlund. C’est une chaine qui interroge les femmes sur leur tenue du jour, et étonnamment ne tombe que sur des personnes qui accumule les bracelets Cartier, Chopard, Van Cleef, Tifanny’s. Mis à part le fait qu’on s’aperçoit que les ultrariches portent tous les mêmes bijoux et le même sac, le Birkin d’Hermès, comme une sorte de signe de reconnaissance et d’appartenance à leur classe, il y a cette scène ahurissante, que je vous mets ici : (double vanilla — Montréal)

Alors que la femme interrogée détaille chacun de ses gris gris, un homme, comme en voit dans toutes les grandes villes se met à hurler. La femme sursaute, rit nerveusement, puis se remet à parler de ses bijoux comme si de rien n’était. Et on se demande qui est le plus fou. C’est représentatif des dominants, qui face à l’adversité du monde réel, à la souffrance d’autrui, de qui n’appartient pas au même monde, ferment les yeux et reprennent la vacuité de leur vie.

Je crois que c’est ce que j’aime dans ce type de récit, c’est que la situation de départ est comparable au paradis originel, un éden sans contrainte, et que voir ces personnages chassés, forcés de s’adapter au monde réel, à passer par un chemin de croix qui les associe au reste du monde, ça devrait être une leçon d’humilité, sur le papier, mais Kévin Lambert montre avec son regard acéré et ses discours indirects libres qu’au contraire ils se vautrent dans l’autojustification et la complaisance.

Et la fin, où Céline retourne sa veste pour crier contre les millionnaire montre de la part de l’auteur un refus de la facilité : une méfiance par rapport à cette esthétique eat the rich, qu’on peut voir fleurir depuis quelques temps (je pense par exemple à des séries comme Succession ou la dernière saison de You, où même la série Painkiller où le milliardaire est le nouvel antagoniste à la mode). Pour analyser le message politique d’une œuvre, il faut toujours s’interroger d’où vient le message, et se dire que c’est une grande multinationale comme Netflix qui le porte à travers ces fictions, ça en rabote, selon moi, la portée anticapitaliste. Comment, finalement, en se gaussant du riche, on noie pas le poisson sur le système qui le légitime.

Bref, je crois qu’il y a là de la réflexivité sur son propre bouquin, la question, avec Céline qui fait des ted talks sur le sujet, semble être la suivante : n' est ce pas facile de s'attaquer aux ultra-riches de nos jours par la fiction ? Et le livre y répond de manière très maligne : en permettant l'empathie pour Céline dans une dernière partie puis en remettant sa sincérité en doute au moment où elle se fait la portevoix de ce mouvement eat the rich, il montre la méfiance légitime qu'on se doit d'avoir pour les trop belles rédemptions — toujours se demander qui est l’émetteur, et pourquoi il porte ce message.

YasminaBehagle
8
Écrit par

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le 21 sept. 2023

Critique lue 120 fois

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