Ne vous faites pas avoir comme moi : Que notre joie demeure n'est pas un livre sur J.-S. Bach. Ni dans le sujet, ni dans l'écriture. Kevin Lambert, jeune auteur québécois, place plutôt son roman sous le patronage de Proust (carrément !), présent explicitement dans le texte, et à mon humble avis de Houellebecq (plus modestement). C'est déjà pas mal, tant pis pour les fugues et les cantates. En même temps, pour un doublé Décembre-Médicis, c'est-à-dire pas les moins littéraires des prix éponymes, il fallait au moins ça. Si j'avoue ne pas bien connaître Proust, ce n'est pas le cas de Houellebecq et je retrouve un certain nombre de signes houellebecquiens dans Que notre joie demeure : la description précise et technique d'un corps de métier (l'architecture), une intrigue prétexte à parler de l'époque et à décrire la société, quelques scènes de cul bien senties, et un petit morceau de bravoure, l'étourdissante première partie, 90 pages ponctuées presque uniquement de virgules, procédé typiquement houellebecquien plus que proustien, me semble-t-il, avec les digressions qui vont bien et l'ironie en embuscade.
Gabriela considérait avoir "vécu sa jeunesse" à cette période, mettant à distance et cristallisant à la fois par cette expression une séquence de ses vingt ans qu'elle avait dû vivre, qu'elle se sentait en déficit de ne pas avoir vécue et qu'il avait été impératif qu'elle vive selon une certaine progression, un ensemble de schémas narratifs offerts par la rumeur sociale et les histoires épicées de son entourage, lots de péripéties que ses amies partageaient avec enthousiasme autour d'une bière, minant sans le vouloir la confiance de Gabriela, qui désirait ardemment avoir comme elles, un jour, des souvenirs à raconter, elle avait longtemps craint de passer à côté de ces précieux moments, il fallait que Gabriela goûte à cette insouciance douce, à l'extrémisme mesuré dans la dépense de soi qui caractérise la véritable fin de l'enfance, celle qui tombe au beau milieu de la vingtaine (45)
Kevin Lambert est très malin. Son roman est très construit : la première partie - tout en virgules donc - est consacrée à l'introduction des personnages, réunis dans une fête d'anniversaire. Céline Wachowski, "starchitecte" au firmament, Pierre-Moïse, son bras droit haïtien et gay (ce qui n'a d'ailleurs aucune incidence dans le texte ; on se demande pourquoi la maison d'édition québécoise a communiqué sur le recours à une lectrice sensible, bref), Gabriela, jeune architecte de la garde rapprochée de Céline, bientôt en disgrâce, les mondains Dina et Caï... La deuxième partie, dans un style plus classique, avec des phrases courtes et des points, montre la polémique dans laquelle Céline est emportée, sa chute (toute relative). La troisième, une fête d'anniversaire encore, cette fois-ci de Céline, affaiblie, un peu esseulée.
Que notre joie demeure est une description implacable de la psyché des ultra-riches et leurs amis bourgeois, qui les admirent, les envient et les jalousent tout en s'en distinguant (très bon personnage de Marielle). L'auteur joue avec ses lecteurs, et je crois comprendre que c'est ce qui a déçu mes collègues ici : on est d'abord pris d'empathie pour Céline, qui a l'air d'être une riche sympa, progressiste, plutôt Juliette Armanet que Michel Sardou, certes milliardaire, mais consciente de son rôle social et philanthropique, et promouvant une architecture inclusive et populaire. On se dit que ce qui lui arrive est injuste, que la presse nord-américaine wokisée trouve des sorcières là où elle le souhaite. Le tour de force de Kevin Lambert, c'est de montrer par l'exemple que cette classe retombe toujours sur ses pattes. Elle arrive toujours à imposer son discours, son récit, y compris à nous, lecteur pas dupe. On s'en veut de s'être fait avoir par ce personnage détestable et tout ce qu'elle représente. Mais on se dit que derrière, il y a incontestablement un écrivain.
Les capitaux ruissellent par virements Interac vers les comptes bancaires de ces garçons qui correspondent encore, pour quelques années, à l'image qu'ont ces vieux banquiers, ces avocats célibataires ou mariés, non pas de leur idéal sexuel mais d'une forme de consolation par laquelle ils trouvent la soumission, le dévouement dont ils ont besoin et que les jeunes filles qui physiquement leur plaisent davantage, semblent moins promptes à donner, il arrive que les garçons ne baisent pas, qu'ils viennent simplement passer du temps avec leur vieil ami, lui faire des massages, ils sont parfois maquillés et peuvent porter des bas résille si on leur demande. Quand ils écartent leur joli cul, c'est avec une abnégation hors du commun émouvant ces vieux messieurs qui se croyaient jusque-là indésirables, voués à une péremption imminente ; non, ce garçon fait ces courbettes juste pour moi. (80)