Trois âmes tristes
Deux femmes et un homme, dans la France de 1943, celle qui n'a ni légalisé l'avortement ni supprimé la peine de mort. Une France occupée de surcroît, "détail" qui ne sera évoqué que par petites...
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le 17 mai 2024
Deux femmes et un homme, dans la France de 1943, celle qui n'a ni légalisé l'avortement ni supprimé la peine de mort. Une France occupée de surcroît, "détail" qui ne sera évoqué que par petites touches çà et là dans le roman.
Lucie vient de subir un avortement, elle attend dans la douleur l'expulsion du corps étranger. Marie est de celles qui font le sale boulot, celles qu'on nomme "faiseuses d'anges". Dans sa cellule elle attend l'exécution de sa sentence, la guillotine. Henri est le bourreau, celui qui va libérer la lame. Trois personnages, quatre moments : l'aube, midi, 16h, 22h. Et l'aube de nouveau, celle où tout a lieu.
Chaque partie passe d'un personnage à l'autre. Classiquement, leur parcours à chacun-e est narré. Relevons quelques bonnes pages.
Chez Lucie, il y a une répulsion du corps masculin dès lors que quoique ce soit de ce corps pénètre en elle, répulsion qui a donné son titre au roman. Page 53 :
Depuis toujours les doigts, le sexe, la langue d'un autre en moi me dégoûtent, ces trous dans ma chair alors que je voudrais qu'on fonde ensemble, que la peau, les odeurs fondent les unes dans les autres ; je hais cette perforation, ce saccage, c'est mon corps. Deux hommes seulement m'ont fait jouir. Ils sont venus à bout de moi par la douceur, j'ai joui sans que rien de leur corps entre jamais dans le mien, j'ai joui sans attente de retour, sans conditions, ils sont restés au seuil de moi. J'ai mesuré l'étendue électrique de mon corps. Après ils ont pris du plaisir seuls, dans leur main. Je les ai regardés. Mon mari, je lui prête mon corps. Je l'aime, je serre les dents, il se satisfait alors que ma peau est cousue de tessons, de barbelés, quiconque me touche je le tue.
La mère de Lucie tissait à longueur de journée. L'opération est joliment décrite, à l'aide d'un vocabulaire technique, page 46 :
D'abord, elle dévide les écheveaux sur des bobines et les bobines sur des navettes, le fil passe entre ses doigts, il sort de son corps, exactement comme la toile d'araignées ou bien la soie des vers. Pendant quatre heures elle monte sa chaîne, je la contemple assise sur son banc, le dos courbé, elle tire ses fils, les rassemble en mèches et les passe un à un au crochet dans les trous des lices. Quand elle s'assoit, prête à tisser la trame, la chaîne de laine s'étend loin devant elle comme une longue chevelure.
Lucie ajoute quelques pages plus loin : "tout le monde sait que c'est elle qui tisse et coud mes vêtements, je suis odieuse d'orgueil". Belle expression.
Lucie, quant à elle, a hérité d'un don pour le chant. Cette aptitude nous vaut une description, page 85, de ses prestations en concert, assez réussie, même si je déplore le recours assez artificiel au tutoiement :
Ceux qui t'entendent dans les concerts cueillent l'air sur ta bouche, ils attendent les trilles, glissandos, staccatos qui naissent dans le haut de ta gorge. Ils t'écoutent, et peut-être parmi eux des gens qui te lapideraient de savoir que tu as tué ton enfant, ils s'essuient la joue, ils ont mal dans le corps à cause de toi, de ta voix, et aucune ne songe à ton ventre. Tu as tous les droits quand tu chantes, ton ventre, ce que tu en fais ils s'en moquent ils n'y pensent pas, tu es leur ventre, leur résidu de chair, tu souffles sur leur peau, elle se froisse, se resserre, elle vit, tu cognes dans leur coeur, tu débordes en eux.
Marie à présent, qui croupit au fond de sa cellule dans sa robe de bure telle un sac de jute. Elle n'obtiendra pas la grâce présidentielle qui, seule, pouvait la sauver. A 22h, l'angoisse monte. Page 112 :
C'est la nuit. Pas la vraie nuit encore, il reste du bleu du jaune, quelque chose de la lumière du jour pas tout à fait effacée ; mais à cause du silence, et comme c'est dense un silence en pleine ville [jolie phrase], elle sait, Marie G., que c'est déjà le couvre-feu et que les gens se serrent dans leurs lits parce qu'ils s'ennuient et que d'autres, cachés jouent aux cartes, dansent, boivent, et qu'il est 22h.
La condamnée ne pourra laisser d'elle qu'une trace minuscule sur le mur. Page suivante :
Elle se lève. Elle va vers le mur. Elle gratte, du bout de l'ongle. Le plâtre s'effrite. L'ongle casse. Elle en essaie un autre. Elle fait un petit trou, tout doucement. L'ongle casse. Elle n'a plus d'ongles. Il ne lui reste que les dents. Alors elle regarde la marque infime laissée sur un mur dans la nuit, sa dernière nuit, un point blanchâtre. Elle a voulu laisser une trace. La voilà. Une égratignure qu'on prendra, demain, pour un bout de peinture écaillée.
A l'image de sa vie entière. Minimisée dans sa famille nombreuse, Marie s'est battue pour exister. A l'adolescence, elle est placée dans une ferme. Page 26 :
A la ferme où elle est placée, à 14 ans, servante comme sa mère, une Marie l'a précédée, de dix ans son aînée. Alors elle reste la "petite", ce n'est pas si désagréable, parce que la grande Marie, Marie T., le dit d'une jolie façon, sans appuyer sur le "i" comme le fait tout le monde. Elle dit les deux syllabes avec une force égale, c'est aussi tendre qu'appeler les poules avant de leur jeter du grain, ou un chaton pour lui gratter la tête. A la ferme comme à la maison elle est petite et invisible, silencieuse, docile, ni bien ni mal traitée. Marie est l'autre nom de l'indifférence.
La question du nom se retrouve chez Henri, de son vrai prénom Jules-Henri. Mais seule sa mère l'appelait ainsi. Page 30 :
C'est une femme transparente qui disait mon prénom. Je me sentais de verre, comme elle, je veux dire fragile, quand j'entendais mon prénom dans cette bouche de verre, sentais ses mains de verre lisse et froid posées sur mes joues, ces yeux à l'éclat de verre dans les miens, les bleus peut-être, ou gris, je ne me souviens pas, mais tranchants, et toujours humides.
Une mère qu'il a perdue précocement. Page 32 :
Pendant ce temps, ma mère nous a prévenus : elle meurt. Pas d'un coup. D'abord une autre personne couche dans son lit, une femme maigre avec des milliers d'os qui tousse et crache du sang. Je demande à la femme où est ma mère, elle répond que c'est elle mais je ne la crois pas, elle dit Jules-Henri, mon garçon, je reconnais sa voix alors je demande pardon, ses os me transpercent, je m'excuse de t'avoir tuée, je n'ai pas fait exprès, j'ai cru que c'était une blague, tu me tues Jules-Henri tu avais dit, une phrase de princesse fatiguée, maintenant tu m'embrasses et on oublie tout, d'accord, je ne crie plus, je ne cours plus et toi tu ne t'épuises pas, tu ne meurs plus, un baiser et terminé, hein maman hein ? Le mal est fait. J'ai tué ma mère.
Malgré la qualité de cette prose, on voit poindre l'écueil qui guette ce genre de sujet : le pathos. Valentine Goby y succombe à plusieurs reprises. Elle sait aussi se montrer plus prosaïque, par exemple lorsqu'elle évoque la question de l'envie d'uriner pour notre bourreau lorsqu'il doit passer à l'acte. Page 100 :
Il ne boit plus quatre heures avant l'exécution de peur qu'une envie d'uriner le prenne. C'est arrivé une fois, au moment d'abaisser la manette, une atroce envie de se soulager, alors qu'il n'y avait plus de gants, de chapeau, d'uniforme, de cravate, plus rien pour prétendre qu'Henri D. n'était pas un homme ordinaire, il ne pensait qu'à ça, pisser, et toute la scène d'exécution s'était soumise à cette nécessité, il serrait les jambes, il était devenu un homme qui tue un homme, il en aurait pleuré, il ne pouvait pas.
Car, bien sûr, l'autrice ne fait pas du bourreau un monstre. Il fait son sale boulot, certes, mais cela ne va pas sans états d'âme. Page suivante :
Je hais qu'un homme vive avant de mourir [belle formule]. J'ai détesté que ces deux résistants [car notre homme est aussi collabo] s'embrassent devant la guillotine, j'ai hurlé à mes aides de se dépêcher, on ne peut pas s'aimer avant de mourir.
Ces quelques extraits montrent bien la qualité littéraire de l'ouvrage. Comme souvent, la densité du style prend parfois un tour poseur : Valentine Goby se regarde par moments écrire avec une certaine complaisance. Le portrait croisé de trois tristes âmes que nous offre Valentine Goby a néanmoins assez de qualités à faire valoir pour laisser une impression positive.
7,5
Créée
le 17 mai 2024
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