Lorsque M. Dashwood décède, il n'a pas réussi à léguer à sa seconde femme et leurs trois filles, les revenus suffisants pour leur permettre de continuer à vivre sans souci du lendemain. Il a malgré tout réussi à faire promettre à son fils, né d'un premier mariage, d'aider sa belle-mère et ses trois demi-soeurs. Si le nouveau M. Dashwood ne renie pas sa promesse, ses efforts se montrent insuffisants, conseillé en cela par son épouse qui remet en cause l'importance des largesses qu'il veut accorder aux quatre femmes. Heureusement, Sir John Middleton, un parent de la veuve, apprend la nouvelle situation de celles-ci ainsi que leur recherche pour un nouveau logement modeste et financièrement accessible. Il leur propose alors de les loger dans une modeste chaumière située près de sa propriété de campagne.
On suit dans cette histoire le destin des soeurs aînées qui tombent toutes les deux amoureuses mais qui vivent leurs passions selon des philosophies opposées. Elinor la plus âgée, est tout en retenue. Elle reste calme lorsque l'amour envahit son coeur et discrète lorsque les désillusions se succèdent. Marianne, la plus jeune, incarne la veine romantique de l'époque, où la passion amoureuse n'est vraie que lorsqu'elle se vit dans l'intensité la plus absolue.
La lecture de ce roman fut rapide car Madame Austen sait préserver l'intérêt des lecteurs en déroulant continuellement et lentement son intrigue, ce qui nous laisse l'envie d'avancer pour savoir comment vont se terminer les amours d'Elinor et de Marianne. Il faut toutefois apprécier quelques passages obligés où l'on s'attarde sur les moments de joie et les lamentations des héroïnes, spécialement Marianne. Si ces passages peuvent paraître ralentir l'histoire, ils sont indispensables pour comprendre les personnages.
Si la lecture est agréable, j'ai tout de même fini le roman en me posant la question du modèle féminin qui nous était proposé par Jane Austen. Car, indéniablement, la victoire idéologique de cette histoire revient à la vision d'Elinor à qui Marianne ira même jusqu'à présenter des excuses.
Je pense que pour être juste avec Madame Austen, il faut regarder ce modèle à travers le contexte de la société de 1811. Cela permet de retenir que l'auteur esquisse un modèle de liberté où la femme choisit celui qui sera son compagnon et où elle sait écouter son coeur en lui accordant une place dans les décisions qui décident de son parcours.
Une place qui reste toutefois encadrée par la raison qui se traduit essentiellement par un certain respect des convenances. Et c'est là ce que je reproche au message du roman. Car si Jane Austen décrit avec une belle précision les affres de la sensibilité, du coeur, elle défend une raison qui est essentiellement un respect des convenances, une pratique régulière du savoir-vivre dans la société.
Par là, elle met en garde les jeunes filles contre les imprudences qu'elles pourraient commettre en laissant parler leur coeur alors que l'objet de leur amour peut ne pas se montrer à la hauteur de leur conception romantique de l'être aimé.
On peut rejoindre Jane Austen sur sa leçon concernant cet amour qui aveugle et sur ce coeur qui ne doit jamais se prononcer sans raison, ce qui revient à dire qu'il faut toujours prendre un certain recul par rapport à notre réflexe passioné.
Mais je ne peux pas être en accord avec Madame Austen lorsqu'elle assimile cette raison avec le savoir-vivre de la société de l'époque.
Le modèle féminin de Madame Austen me paraît alors très douteux. Emprisonner les mouvements du coeur dans une raison qui correspond aux impératifs moraux de la société, c'est assujettir notre liberté à cette morale que la raison même devrait remettre en cause.