"La confusion est au sein même des langues et constitue la révolte la plus dangereuse de toutes, à savoir celle des mots qui, arrachés à la maîtrise de l’homme, se jettent pour ainsi dire en désespérés les uns sur les autres, et, de ce chaos, comme d’un sac à jetons, l’on tire le premier mot venu pour exprimer ses pensées." – Journal CC, Søren Kierkegaard. Puisque les investigations menées sur la bibliothèque de Wittgenstein au cours des dernières décennies ont mis en lumière la lecture décisive du philosophe danois, il m’a paru approprié d’introduire ce livre par quelques-uns de ses propos. Ce qui a retenu l’attention de Wittgenstein n’est pas, on s’en rend compte, uniquement sa philosophie de l’existence, étant donné que se résume ici par la voix de Cimetière la matière d’un livre consacré avant tout aux pièges inhérents à l’utilisation du langage. On peut même y retrouver l’expression d’un sentiment que semble parfois éprouver Wittgenstein : celui que le langage utilise le locuteur à ses dépens. "Si j’écoute ce que dit ma bouche, je pourrais dire que quelqu’un d’autre parle par ma bouche." Ou dès le préface : "Si mes remarques ne portent aucun sceau qui les désigne comme miennes, - je ne chercherai pas davantage à les revendiquer comme étant ma propriété."

Jeu de langage (et jeu de langue avec mon lecteur)

Une petite saynète tirée de Swift donne un parfait exemple de ce que Wittgenstein nomme un jeu de langage. Elle illustre également la fausse conception qu'Augustin se fait de la construction d'une langue : "The project was a scheme for entirely abolishing all words whatsoever; and this was urged as a great advantage in point of health as well as brevity... An expedient was therefore offered, that since words are only names for things, it would be more convenient for all men to carry about them such things as were necessary to express business they are to discourse on."

Hésitations

Soudain, alors que je croyais être en bon chemin pour appréhender la portée des Recherches, me viennent des réticences qui s’expriment ainsi : on ne parle pas aisément de l’œuvre de Wittgenstein. Thomas Bernhard lui-même, lecteur redoutable et néanmoins admiratif de l'exilé d'Autriche, qui s’est penché sur ses livres, et pas uniquement sur le Tractatus, n’était pas en mesure de parler frontalement de son œuvre, comme contraint au mutisme par la proposition 7 du Tractatus. Tout juste pouvait-il glisser au fil des pages des noms propres évocateurs, des lubies ridicules de philosophe ou des remarques tordantes de décalage telles "C’est étonnant pour une œuvre philosophique, on n’en vend pourtant la plupart du temps tout au plus quelques centaine d’exemplaires, pensez au Tractatus logicus-philosophicus." Mais non, en vérité, il était aussi capable d’écrire : "Le langage est inutilisable quand il s’agit de dire la vérité, de communiquer quelque chose, il ne laisse que l’approche à celui qui écrit, ne lui laisse toujours que l’approche désespérée de l’objet, qui doute toujours d’arriver, ce qui la rend tout simplement douteuse, le langage ne reproduit qu’une authenticité falsifiée, que la chose affreusement déformée, quels que soient les efforts de celui qui écrit ; les mots abaissent tout vers le sol, déplacent tout et font un mensonge de la vérité totale sur le papier." Il est assez aisé de faire le rapprochement avec par exemple la préface aux Recherches que Wittgenstein rédige en janvier 1945 et que l’on peut résumer - si le lecteur m’autorise momentanément à parler à la place de l’intéressé - par ces mots : "devant mon échec à forcer le langage dans une direction, j’ai été contraint à des approches successives sous des angles différents ; j’ai tenté à chaque fois une ébauche si bien (si mal) que le résultat final n’est pas un livre mais un album de tentatives infructueuses témoignant de mon chantier, de ma recherche sincère sinon du vrai, du moins d’un sens." Tout cela n’est guère encourageant, mais j’ai presque envie de m’en réjouir, ayant toujours considéré l’espoir pour ce qu’il est : un poison.

Sursaut

Et puis diable ! N’est-ce pas dans les Recherches qu’on trouve : "Je provoque la volonté de nager en me jetant à l'eau." ? Oui, allons-y gaiement ! Et puis, si je me perds dans l’océan sans fond, tant pis ! Après tout, "un problème philosophique est de la forme : « je ne m'y retrouve pas. » ".

Transe

"La vache mâche du fourrage, sa bouse sert ensuite d'engrais à la rose, donc la rose a des dents dans la gueule de l'animal." Des causes à effets, je ne saurai être catégorique, trop conscient de cette autre remarque des Recherches : " « Mais tu vois bien que… ! » Telle est justement l’expression caractéristique de qui est contraint par la règle." Les dents de l'animal, je le sais, agissent comme des règles : elles découpent le monde. Je n’ai pas besoin des règles, j’en applique certaines lorsque je joue à un jeu, puis d’autres lorsque le jeu change. Pour moi, les règles sont des béquilles que j’emprunte pour faire un bout de chemin avec. Et puis je parviens à marcher sans. Ensuite, si la pente change, il m’en faut de nouvelles, de béquilles et de règles. Les règles ? "Ce ne sont que des châteaux de sable que nous détruisons, et nous mettons à découvert le fondement du langage sur lequel ils reposaient." Détruire les constructions de sable des enfants sur la plage n'est pas une attitude correcte mais je ne cherche pas à justifier ma conduite dissidente car "l'explication est une sorte de fausse corniche qui ne soutient rien." Je suis déjà là où je suis, piétinant le donjon, et l’explication ne montre pas le chemin, elle est un résultat de là où je suis. Je veux dire... Mais ai-je envie d'aller vers toi ? Non, quiconque n’a pas été rendu insensible par la pratique de la philosophie comprendra.

Aragne-souriante
9

Créée

le 22 déc. 2022

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