Réparer les vivants par elmatador
" Ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce cœur humain, depuis que sa cadence s’est accélérée à l’instant de la naissance quand d’autres cœurs au-dehors accéléraient de même, saluant l’événement, ce qu’est ce cœur, ce qui l’a fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume ou peser comme une pierre, ce qui l’a étourdi, ce qui l’a fait fondre – l’amour; ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce qu’il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d’un corps de vingt ans, personne ne le sait au juste, seule une image en mouvement créée par ultrason pourrait en renvoyer l’écho [...]"
Après «Corniche Kennedy», «Tangente vers l’Est» , ou «Naissance d’un pont» (Prix Médicis 2010), Maylis de Kerangal publie, chez Verticales, «Réparer les vivants», roman magistral , où elle illustre à merveille la phrase d’introduction d’un célèbre site, dictionnaire 2.0, qualifiant Maylis de Kerangal, de «femme de lettres», à prendre ici au sens le plus noble du terme - en outre notons que le dit site, ne raconte donc pas que, des âneries.
Une femme de lettres, qui maîtrise toujours avec force de précision, des sujets pouvant pourtant apparaître de prime abord, plutôt périlleux. Et peut-il y avoir plus périlleux qu’une transplantation cardiaque ?
Simon Limbres a 20 ans. La force de l’âge comme le dit l’adage. Une force qui pourtant ne fait pas le poids quand le corps de Simon, est projeté contre le pare-brise du van qui le ramenait d’une incroyable session de surf, sur les vagues glaciales de la Manche. «Irréversible». En ce mot tient toute la gravité de l’accident, et c’est précisément ce mot que choisit le médecin qui doit annoncer aux parents de Simon, l’indicible, la mort de leur enfant. On pourrait s’attendre, à quelque chose d’éminemment encombré de pathos, tout comme on pourrait aussi s’attendre à un étalage froid, et chirurgical (… facile, – je sais -) d’une somme d’études et d’observations que l’auteur nous déballerait comme pour nous dire, regardez, comme j’ai bien appris ma leçon de chirurgie cardiaque.
C’est à des années lumières de l’un, comme de l’autre, car la justesse de ce roman en est la force majeure.
Le ton, les mots, les lieux, la place donné à chacun des personnages, tout est d’une minutie telle qu’en vérité on ne la sent même pas pendant la lecture. Ce n’est qu’une fois le roman lu, et digéré que l’on prend conscience de cet extraordinaire tour de force. Maylis de Kerangal a cette faculté, pas toujours évidente chez un écrivain (au contraire), de s’effacer totalement, derrière ses personnages, derrière son histoire, comme dressant un écran fait de mots infranchissables, entre elle et nous. Non pas qu’elle ne mette rien d’elle dans ses romans, au contraire. D’elle il y en a forcément, ne serait-ce que par le fait que l’histoire se déroule au Havre et ses alentours, où elle a grandit, dont le choix fait d’autant plus mouche qu’elle en saisit la froide, élégante et silencieuse beauté ( sur ce point, la scène de surf matinal sur les côtes normande, comme elle l’écrit, est absolument splendide). Qui plus est, elle pousse ici la précision jusqu’à, pendant l’écriture du roman, assister à une transplantation cardiaque, on ne pourra donc pas dire qu’elle n’y met pas de sa personne. Mais c’est à ses personnages qu’elle donne le plus finalement. La douleur des parents de Simon, celle de Juliette, sa petite amie, sont écrites (et non pas d-écrites) avec une dignité et une justesse sans faille. La douleur vous prend au ventre. Et ce tour de force est possible parce que Maylis de Kerangal a une maîtrise totale non seulement des mots, mais aussi de son écriture (malgré, il faut tout de même le dire, quelques «tics d’écriture» sans grand intérêt pour le récit, les mots en anglais insérés ça et là par exemple ).
De la mort de Simon, si difficile à entendre, à comprendre, à réaliser pour des parents quand son cœur pourtant bat encore, de la question difficile du don d’organe, de la symbolique du gestes, comme des organes eux même, rien n’est éludé.
Et pourtant, dans «Réparer les vivants» c’est cela, mais en même temps beaucoup d’autre chose, et c’est ce qui empêche au roman de tomber dans la lourdeur d’une mort injuste, et inéluctable. On suit chaque personnage; des parents brisés de douleur et infiniment soudés malgré leur vies décousues, à celle dont le cœur de Simon sera le salut, à l’infirmier de réanimation, en passant par l’employée de l’agence de la biomédecine, chargée de tracer le chemin d’un cœur d’une cavité thoracique, à une autre. Et chacun des personnages prend toute la place qui lui est réservé, chacune des émotions ressenties, peu importe par qui, quand et pourquoi est écrite avec la même précision et la même intensité.
A chacun, l’écriture confère le même rythme, des phrases longues, sinueuses, qui semble vouloir vous essouffler comme pour mieux mettre le cœur, au centre de tout. Un rythme tellement dense et prenant, qu’au rythme cardiaque de Simon, que seule les machines permettent d’exister, se calque le nôtre tout au long de la lecture. Et c’est diablement réussi puisque finalement, c’est en retenant presque votre respiration comme pour faire durer le moment, que vous lirez les derniers mots du roman.