Requiem est mon recueil préféré d'Anna Akhmatova, la quintessence d'une vie de lutte incessante, riche en souffrances. Malgré les tragédies de sa vie (exécution de son premier mari Nicolaï Goumiliov, interdictions répétées de publier, emprisonnement de son fils Lev...), elle refuse de s'expatrier, veut partager le sort commun :
"Et si l'on bâillonne ma bouche fatiguée
Par laquelle crie un peuple de cent millions d'âmes".
Le recueil, conservé en mémoire une trentaine d'années, échappe à la censure. Il est dédié aux femmes qui font la queue devant les prisons. "Dans les terribles années de la tyrannie de Iéjov, j'ai passé dix-sept mois à faire la queue devant la prison à Leningrad. Une fois, quelqu'un m'a "identifiée". Alors la femme aux lèvres bleues qui était derrière moi - elle n'avait évidemment jamais entendu mon nom - s'est réveillée de cette torpeur qui nous était propre à toutes et m'a demandé à l'oreille (là tout le monde parlait en chuchotant) :
- Et cela, vous pouvez le décrire ?
Et j'ai dit : "Je peux."
Alors quelque chose comme un sourire est passé sur ce qui autrefois avait été son visage."
"Requiem" est écrit de 1935 à 1940, au paroxysme des purges staliniennes (procès de Moscou, Grande Terreur). Il est publié pour la première fois en 1963 à Munich, en 1966 (année de la mort d'Akhmatova) en France par les Éditions de Minuit. Il n'est autorisé en Russie qu'en pleine perestroïka en 1987. Davantage que dans "Le roseau", Akhmatova témoigne pour son peuple, jeté dans la broyeuse du système soviétique. Tous - innocents et coupables - sont hachés et déchiquetés par les rouages ensanglantés d'une machine bureaucratique impersonnelle :
"Dix-sept mois je crie
Et je t'appelle à la maison.
Aux pieds du bourreau, je me jetais,
Mon fils et mon horreur !
A tout jamais, tout s'embrouilla.
Maintenant, je ne peux plus distinguer
Où est la bête et où est l'homme.
Combien de temps dois-je attendre l'exécution ?"
Malgré les contraintes insupportables, comment faire de sa vie une résistance ? Comment nourrir une vie intérieure condamnée comme "antisoviétique" ? Comment préserver sa liberté intérieure en régime totalitaire ?
"Il fut un temps où ne souriait
Que le cadavre heureux de son repos.
Comme un vain appendice, se balançait
Leningrad, près de ses prisons.
Et quand, fous de souffrance,
Partaient des régiments de condamnés,
Les locomotives leur chantaient
Le bref chant d'adieu.
Les étoiles de la mort planaient sur nous.
La Russie innocente se tordait de douleur,
Sous les bottes ensanglantées,
Sous les pneus des noirs fourgons cellulaires."