André Gide est un auteur fascinant. L'homme semble avoir focalisé toute son œuvre autour d'une réflexion artistique sur le vrai et le faux. En cela, Les Faux Monnayeurs, roman exceptionnel et étourdissant, livre une expérience profonde sur le facticité des êtres humains, la fausseté de leurs rapports et donc de la société toute entière. J'ai lu dans l'œuvre d'André Gide des pensées bouleversantes, à savoir la négation de l'identité même, réduite strictement à une succession d'états imaginaires. J'ai également compris, dans son écriture romanesque, les fantastiques sous-entendus, les érotiques non-dits, les fuites dans la réalité et la mise en abîme permanente de toute chose. Sa réflexion sur la moralité est elle aussi centrée sur la relativité de la vérité, et sur l'instabilité permanente des êtres, selon l'endroit, déterminisme externe, et les tendances intimes, déterminisme interne. Sans doute l'expérience de l'homosexualité (ou éphébophilie, si tant est que les deux n'ont pas cohabité chez lui) a-t-elle été un vecteur fondamental pour André Gide dans cette posture philosophique. Le fait de dissimuler son orientation sexuelle à tous, de la sous-entendre sans vraiment l'exposer, de la ressentir parfois dans les relations humaines sans la consommer charnellement, participe sans doute chez André Gide d'une exagération de l'hypocrisie des êtres, bien qu'il reconnaisse parfois, dans ses romans, la simplicité caricaturale et pertinente de certains caractères, dont le manque d'intelligence ou de curiosité permet une sincérité confondante. Dans son chef d'œuvre absolu et paroxystique, Si le grain ne meurt, André Gide renverse pourtant cette posture romanesque en se livrant à une incroyable confession autobiographique dont la sincérité frappe au premier coup d'œil. Lui qui s'amusait à brouiller les frontières entre le réel et le fictif devient sans le vouloir l'apôtre d'une vérité nue, crue et difficile, surtout à notre époque. En d'autres termes, André Gide est un homme honnête, même si le terme le plus juste est sans doute "sincère". André Gide écrit ce qu'il vit, et donc ce qu'il voit, sent, entend. Il ne cache pas la vérité. Il ne la croit sans doute pas possible, mais il l'expose tout de même, sans fard.
Il y a donc une cohérence dans l'œuvre d'André Gide. Après avoir relaté les horreurs du colonialisme français dans Voyage au Congo et Retour du Tchad, l'auteur signe son manifeste le plus déroutant de sincérité en publiant Retour d'URSS. L'homme, compagnon de route du Parti Communiste et admirateur de de la Révolution d'Octobre, socialiste internationaliste convaincu, antifasciste revendiqué comme bon nombre d'intellectuels français de l'époque, est invité à prononcer un discours sur la Place Rouge de Moscou en homme à un auteur russe socialiste décédé, Gorki, en 1936. Staline lui offre en prime, à lui ainsi qu'à cinq autres auteurs français sympathisants de la cause de l'URSS, un voyage de présentation des succès du nouveau régime après l'instauration des plans quinquennaux. D'abord, André Gide est ébloui par le bonheur radieux des soviétiques présentés à lui, de ces ouvriers devenus mieux portants et souriants, s'instruisant dans des gigantesques parcs de culture du pays et de l'abolition de la propriété privée. Mais, bientôt, Gide est pris de malaise. Ce n'est pas qu'il est frappé tant que ça par le totalitarisme stalinien : en réalité, comme dans ses précédents ouvrages de témoignage, André Gide reste relativement modéré dans ses critiques. Gide ne remet jamais en cause en soi, ou en tout cas ne veut pas remettre en cause, la nécessité de la création de l'URSS et ses succès, qu'il juge réels. Même, le voyage lui est globalement agréable : rien de ce qu'il voit ne le heurte clairement, explicitement. En revanche, l'auteur français comprend rapidement que le bonheur soviétique est un immense mensonge : ce qui le trouble d'abord, c'est le sentiment de dignité naïf du peuple. Les ouvriers, tous habillés de la même manière, consommant de manière indifférenciée des produits standardisés et pauvres en quantité comme en qualité, sont tous d'un sérieux ahurissant. Aucune trace de gaudrioles, de flirts, de vulgarités ou de rires gras. Absolument aucune exubérance. Une atmosphère de dignité et de refus du grossier, du hors cadre, semble tenir spontanément toute la société, et sans qu'aucune police politique ne vienne spontanément encadrer la population (en tout cas, André Gide ne la voit pas). Les ouvriers habitent tous dans des logements interchangeables, dans lesquels la figure christique de Staline a remplacé les icônes orthodoxes, et les citoyens ont un discours cohérent très conforme à la "ligne" du régime, sans jamais en varier. Très étonnant également : les sujets soviétiques n'ont aucune curiosité de l'étranger, qu'ils perçoivent comme une terre barbare et esclavagiste. Le seul élément digne d'intérêt pour eux est si l'étranger connaît les succès de l'URSS, s'ils sont bien au courant de ce paradis terrestre instauré, s'ils ont conscience de la supériorité morale du pays. Quand André Gide se risque à évoquer des sujets que la Pravda condamne, on le tance poliment. Pire, quand il évoque des thèmes non traités par la Pravda, une stupeur se lit sur les visages des interlocuteurs, sans qu'il ne s'agisse ni de peur ni de honte. Tout à coup, il y a comme une erreur système : comme on ne sait pas quoi penser, on ne pense pas. Uniformisation, dépersonnalisation, pensée unique : André Gide les perçoit tout à fait bien, et la différence avec les autres, c'est qu'il le dit, en ayant conscience de mettre en péril son idéal politique.
L'auteur français comprend très bien que cela est un problème et s'en offusque. Pour lui, l'URSS doit prendre en compte ces éléments pour s'améliorer. Il ne se doute pas un seul instant des procès staliniens qui viennent ou de l'existence des goulags. Il n'a pas vraiment la sensation que l'URSS est tenue par des gens qui ont de mauvaises intentions. Les critiques sont purement culturelles et elles ne sont même pas économiques, en ce sens que l'auteur admet ses lacunes en ce domaine. André Gide perçoit tout de même que, si l'URSS est née d'une Révolution, tout est désormais conservateur. Un renversement des valeurs est opéré par le régime soviétique : le révolutionnaire, le trotskyste, est désormais contre-révolutionnaire. A l'inverse, le nouveau petit-bourgeois conforme et docile est devenu le véritable héraut du peuple. André Gide comprend très vite qu'une nouvelle classe dominante s'élève au dessus des plus faibles, comme si la bourgeoisie renaissait sous une autre forme. Il faut bien reconnaître que Gide trouve ça insupportable, tant lui tient à cœur la destitution de toute forme de bourgeoisie, un véritable acquis de l'URSS à son sens. Ce qui le perturbe prodigieusement, également, c'est l'échec de l'art soviétique. Pour Gide, l'artiste est celui qui transcende, subvertit, la ligne officielle d'un régime. Une œuvre d'art ne peut être une œuvre d'art qu'en s'opposant. L'art socialiste et soviétique, quant à lui, doit être conforme aux canons et aux dogmes du Parti. Rien ne peut donc véritablement en naitre selon lui. La critique stalinienne du formalisme, c'est-à-dire du primat très occidentale de la forme sur le fond, est insupportable pour Gide, car elle ne permet aucune esthétique. Il n'est pas véritablement faux que l'attachement profond à la forme comporte un aspect de violence symbolique, car ceux qui la maîtrisent sont les plus éduqués, et qu'ils peuvent ainsi, par académisme, exclure les indésirables de sa compréhension. Mais l'attachement à l'esthétique, aspect indéniable et essentiel de l'art occidental, ne peut pas être acceptable pour l'auteur français, et il faut bien lui reconnaître une intuition extraordinaire : les théocrates islamistes, les nazis et les soviétiques ont la détestation de l'esthétique et de la "sensation" en commun. Il semble y avoir une corrélation entre formes de beauté et démocratie dans l'Histoire. En conséquence de tout cela, l'essai d'André Gide aura une publicité détestable en France et sera fortement battu en brèche par les fidèles du communisme à la Staline, à l'image d'Aragon. Il faut dire que la question posée par André Gide, au début de l'ouvrage, est en soi très perverse dans sa naïveté : l'URSS a-t-elle été trahie par de mauvaises pratiques, et donc dénaturée ? Ou le projet de l'URSS est-il en lui-même par nature défaillant et totalitaire ? André Gide n'a pas répondu. Beaucoup n'y répondent toujours pas. En fait, personne ne sait. Mais la question est infiniment douloureuse, surtout pour ceux qui veulent y croire.