Auteur déroutant et controversé, Robert Heinlein est un écrivain dont les contours politiques restent difficiles à cerner. C’est que le personnage ne peut être défini comme un bloc monolithique et chacun de ses romans explore l’une de ses personnalités. Comment expliquer en effet que En terre étrangère ait pu exercer une certaine influence dans les milieux hippies des années soixante alors que Etoiles, garde à vous ! valut à Heinlein les foudres de l’intelligentsia de gauche, qui n’y voyait qu’un roman militariste tendance fasciste. Heinlein était-il schizophrène, adepte du grand écart idéologique ou bien un simple auteur de science-fiction à l’imagination fertile et décomplexée ? Certes, il est toujours délicat d’analyser la pensée d’un auteur à travers le prisme de son oeuvre, mais on a peine à retenir la seconde proposition tant ses romans ressemblent à des essais de politique dans lequel l’auteur déroule sa rhétorique avec parfois la subtilité d’un Maccarthy au meilleur de sa forme (Certains passages de Marionnettes humaines font preuve d’un anti-communisme qui fleure bon la paranoïa aigüe). Dans ses mémoires, Isaac Asimov évoque le cas de son ancien ami et souligne l’influence des épouses successives de Robert Heinlein dans l’évolution de sa pensée politique, notamment celle de sa dernière femme issue d’une famille ultra-conservatrice. L’explication a le mérite d’exister, mais elle paraît hautement insuffisante, je ne saurais trop conseiller aux lecteurs avides d’une théorie plus étayée, de lire l’excellent essai de Hugo Bellagamba et Eric Picholles, Solutions non satisfaisantes : une anatomie de Robert Heinlein, nulle doute qu’ils y trouvent une réponse plus solide.

Durant plus de six cents pages, le lecteur suit le parcours plutôt mouvementé de Manuel Garcia O’Kelly (alias Mannie), un informaticien freelance originaire de Luna city, principale ville de la colonie pénitentiaire de la Lune. Un personnage étrange, un peu falot par certains côtés mais parfois traversé par de brefs éclairs de lucidité. Raisonnablement compétent, il a le privilège d’assurer la maintenance de “Mike” l’ordinateur central qui contrôle l’ensemble des fonctions vitales de la colonie. Doté de capacités de calcul sans égal, Mike n’est pas sans évoquer HAL9000, dans le sens où l’on assiste à l’émergence d’une véritable intelligence artificielle, capable de mener une conversation, d’apprendre, voire de penser de manière indépendante de sa programmation ; tout du moins est-il capable de l’interpréter à sa manière. Au cours de ses échanges avec Mike, Mannie réalise donc que l’ordinateur central développe progressivement une véritable personnalité et qu’ils nouent ensemble une relation d’amitié durable. Cette amitié aura d’ailleurs une influence considérable sur le cours des événements et conditionnera le contournement (voire la trahison) des instructions initiales de l’ordinateur en faveur de ses amis. La colonie lunaire connaît en réalité une grave crise structurelle, le déséquilibre entre hommes et femmes est important, ce qui explique l’établissement d’une société polyandrique, mais surtout les ressources du satellite sont surexploitées car les colons ont des quotas de production agricole à respecter ; chaque jour un catapultage de nourriture est supervisé par l’Autorité lunaire (l’administration imposée par la Terre). A ce rythme, les ressources seront épuisées en un quart de siècle menaçant le fragile équilibre acquis par les pionniers. La contestation gronde plus ou moins chez les colons, ici et là quelques réunions clandestines sont organisées, au grand dam de l’Autorité lunaire, dont les forces sont finalement assez réduites, mais c’est la répression d’un de ses mettings qui déclenchera le processus révolutionnaire. A la suite d’un l’affrontement avec les policiers de l’Autorité, Mannie et deux de ses amis (Wyoming Knot et le Pr de la Paz) se réfugient dans une chambre d’hôtel qui devient l’embryon de leur quartier général. Avec l’aide de Mike, ils imaginent la structure même de la rébellion, les stratégies à mettre en place et les ruses qu’ils pourront employer pour remporter en dépit de leurs faiblesses la bataille contre la Terre. Mike devient en réalité le coordonnateur de la rébellion, il est le seul à en connaître la hiérarchie et l’organisation. L’objectif des rebelles est d’obtenir l’indépendance de la Lune et une redéfinition des relations commerciales entre la colonie et la planète mère.

Révoltes sur la Lune est tout à fait représentatif des lignes de fracture qui traversent l’oeuvre de Robert Heinlein. Soutenu par un discours très fortement influencé par la pensée libertarienne, la première partie du roman est rien moins qu’un condensé du manuel du bon petit révolutionnaire, agrémenté de quelques techniques de guérilla spatiale ; de quoi entretenir la confusion et faire passer Heinlein pour un anarchiste. On pourrait toujours rétorquer que les adeptes de la pensée libertarienne représentent une forme d’anarchisme de droite, d’ailleurs Heinlein lui-même n’est pas dupe et son professeur de La Paz se revendique de “l’anarchisme rationnel”. En réalité, le discours d’Heinlein se tient parfaitement et répond à une doctrine finalement simple : ériger la liberté individuelle en principe absolu. L’organisation de la société sélénite, son combat contre la domination terrienne, les stratégies mises en place, répondent toutes à ce principe qu’en France on qualifierait tout simplement d’ultra-libéral. Ce qui est amusant c’est de constater que la Terre concentre pour Heinlein tous les défauts traditionnellement pointés par les libéraux ; elle est surpeuplée (Malthus a encore frappé), autoritaire, minée par l’intertie d’une bureaucratie kafkaienne, rétrograde et incapable d’évoluer. A contrario, la colonie lunaire est présentée comme un modèle d’adaptation à un environnement hostile, c’est une société ouverte, tolérante, travailleuse, capable d’initiative, l’action étatique est réduite à son strict minimum (pas d’école gratuite, pas de police, pas de justice organisée... bref pas de services publics et donc en conséquence pas d’impôt). Heinlein considère que toute forme d’organisation étatique est contre-productive et que l’impôt n’est pas une nécessité car l’argent dépensé pour soi est forcément mieux utilisé que s’il avait été collecté puis dépensé de manière discrétionnaire par les politiques (c’est le principe du There is no free lunch cher à Milton Friedman). La démocratie parlementaire est d’ailleurs vivement critiquée, elle est perçue comme un course pour le pouvoir, comme un système lourd et inefficace, propice aux discussions sans fin plus qu’aux prises de décision rapides et efficaces. Et si l’on y regarde de plus près cette révolution a pour but d’obtenir l’indépendance, mais d’instaurer également un système commercial reposant intégralement sur le libre-échange. Les analogies avec la révolution américaine paraissent assez évidentes tout au long du roman et on saisit rapidement qu’aux yeux de Robert Heinlein, la colonie lunaire représente une Amérique idéalisée, débarrassée de ses imperfections keynésiennes, pour ne pas dire socialistes. D’ailleurs, la déclaration d’indépendance de la Lune est anti-datée au 4 juillet, tout un symbole.

Si le fond est relativement riche (quoique discutable), la forme est hélas largement perfectible et plane sur ce roman comme une étrange sensation d’essai politique avorté. Sur le plan stylistique ou bien encore sur le plan de la technique narrative, l’ensemble est assez pauvre, voire franchement indigne. Tout est bien trop classique, didactique et l’ensemble manque singulièrement de naturel, notamment dans les dialogues, qui par ailleurs sont abondants et traînent souvent en longueur. Les personnages ont un profil et une psychologie à peu près aussi épais qu’une feuille de papier à rouler, c’est dire si leurs relations sont complexes. Il n’y a guère que le professeur de La Paz qui sorte un tant soit peu du lot. L’ensemble serait donc difficilement digeste si le récit n’était émaillé d’idées finalement assez brillantes. Des qualités qui ne font certes pas de Révolte sur la Lune un chef d’oeuvre de la littérature moderne, mais assurément un roman de science-fiction assez intriguant et non dénué d’intérêt sur le fond.
EmmanuelLorenzi
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le 8 nov. 2012

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