Roderick Hudson n'est que le second roman d'Henry James, mais on y retrouve déjà beaucoup des thèmes d'un de ses futurs chef-d'œuvres, The Ambassadors. En deux mots, l'argument du roman est le suivant : Rowland Mallet, un jeune homme fortuné, décide de jouer aux Pygmalion et emmène sous son bras Roderick Hudson, jeune homme de peu de moyens mais sculpteur prometteur, pour qu'il aille faire bourgeonner son talent sous le soleil de Rome ; les choses ne s'y passent pas comme prévu.
Le début de Roderick Hudson est, à mon sens, assez faible et il faut surmonter une centaine de pages assez poussives pour s'installer avec passion dans le roman. Au début, James adopte encore une position assez extérieure à son récit. Tout change quand il s'installe progressivement aux côtés de Rowland Mallet, dont il fait le narrateur-personnage de son récit, son “ambassadeur” dans le roman, comme l'est Lambert Strether dans The Ambassadors. C'est un homme fiable, de bonne volonté, généreux et équanime, par lequel on croit d'abord lire l'histoire de Roderick Hudson comme au travers d'une vitre. Mais n'apparaît-il pas que l'histoire véritable est celle de Rowland Mallet ? L'artiste qu'il accompagne en Europe est une vignette idéale, croquée à quelques grands traits (le génie dissipé au physique d'Apollon), qui d'ailleurs s'éclipse de plus en plus fréquemment dans des errances qu'on connaît mal.
Mallet, lui, révèle sa complexité au fur et à mesure qu'Hudson s'avère archétypal. Le sommet de ce ballet est atteint, comme il se doit, dans l'avant-dernier chapitre du roman, où un dialogue magistral entre le maître et le disciple expose toutes les ambigüités des relations entre personnages. On comprend en le lisant que l'homosexualité potentielle de James ait suscité tant d'attention des critères, le clou du spectacle étant sans doute cet échange saisissant où Hudson accuse Mallet de ne rien savoir des femmes (“You’ve no imagination of them, no sense of them, nothing in you to be touched by them”) immédiatement avant que celui-ci ne lui avoue son amour pour… sa fiancée, dans laquelle on a du mal à ne pas voir une figure de transfert. À cette passionnante relation entre Mallet et Hudson s'ajoute une galerie de portraits secondaires convaincants voire intrigants — y compris celui de Christina Light, personnage qui m'a d'abord semblé surfait (énième reine de beauté tourmenteresse) avant de révéler une vraie profondeur grâce à l'ingéniosité romanesque de James.
Malgré ces belles qualités, Roderick Hudson pèche par verdeur : le sujet est un peu outré — Roderick est présenté comme un génie, le cadre romain déroule ses splendeurs, etc. — et la construction d'ensemble, trop symétrique, manque d'un brin de subtilité. Henry James étant Henry James, cela ne l'empêche pas d'être un bon roman, que l'on savoure avec plaisir. Je note pour finir que je recommande, dans l'ensemble, la lecture de la version tardivement révisée par l'auteur (pour la New York Edition). Sans modifier l'intrigue, elle me paraît souvent plus réussie dans le détail (sauf en ce qui concerne la dernière phrase, injustement modifiée par James sur le tard et qui me paraît nettement plus frappante dans son premier état… mais on ne peut pas tout avoir).