"L'amour est la fumée qu'exhalent nos soupirs"
Immergez-vous dans une oeuvre que vous croyez connaitre sans l'avoir jamais lue, vous en ressortirez grandis ! Il suffit de combattre ses préjugés. Prenez Roméo et Juliette: n'est-ce pas la dernière oeuvre de Shakespeare que l'on a envie de lire, en général ? Cette scène pitoyable du balcon, ce suicide pompeux et ridicule, cette hideuse comédie musicale... heu, je m'égare. Nous nous égarons tous, les pt'its gars. Tout ça, ce n'est pas vraiment Roméo et Juliette. Ce ne sont que les clones frelatés que l'on nous sert en pâture depuis des décennies et non l'âme véritable de l'eurythmie shakespearienne. Comprenez-moi: l'histoire est simple et ne bouleversera pas, dans un premier temps, vos à-priori les plus ancrés. Seulement dans un premier temps...
Nous sommes effectivement face à ce que l'on pourrait appeler un archétype absolu. Pas au sens péjoratif que l'on aime employer pour désigner un truc qui manque d'originalité, mais au sens d'histoire millénaire qui a su traverser, intacte dans son essence, la plupart des civilisations. Bref, quelque chose qui fait autant partie de moi que de vous, sauf si vous êtes étrangers au genre humain (et dans ce cas, j'aimerais vivement vous rencontrer). Cette longue infusion littéraire a commencé par des contes orientaux, très délicats à dater, et qui parlaient déjà de l'amour impossible entre deux jeunes gens, avant d'être fixés dans la mythologie latine par la plume d'Ovide, qui dévoila dans ses Métamorphoses le très beau conte de Pyrame et Thisbé. L'histoire resta ensuite ancrée en Italie, où elle devint le thème de nombreuses "novelles" qui servirent de matériau d'inspiration à William. Celui-ci n'a donc rien inventé: les situations, les personnages, leurs noms, à peu près tout existait déjà au moment d'écrire la pièce, vers 1595. Par contre, il a tellement enrichi l'histoire originelle, il l'a si bien soumise au joug divin de sa sensibilité que, on peut le dire, il n'y avait pour ainsi dire rien avant Shakespeare.
La première chose qui frappe, c'est la forme, évidemment. Peu d'auteurs ont su si bien parler de passion sans être ridicules. Le moindre mot est ciselé dans de l'or, le moindre soupir se drape des oripeaux de l'éternité tant ils caractérisent l'humain dans sa fragilité et son évidence la plus pure. Pas besoin d'attendre Hamlet ou Othello pour être frappé par la grâce:
" Plus riche de substance que de mots,
un sentiment profond s'enorgueillit
De ce qu'il est et non de ce qui l'orne.
Ce ne sont que des miséreux, ceux-là
Qui peuvent dénombrer leurs biens. Mais mon amour
A grandi à tel point que je ne puis compter
La moitié même de ma richesse."
Victoire par K-O.
Le génie de Shakespeare réside aussi dans sa faculté de n'être jamais assommant avec une histoire qui, pourtant, ne semble jamais devoir nous surprendre: les moments de comédie alternent si idéalement avec les tranches de pure tragédie que le rythme en devient haletant, à l'instar de cette toute première scène où l'on glisse si bien d'un genre à l'autre que l'on ne voit même pas s'effectuer la transition. La pièce est une fuite perpétuelle contre le temps: on ne s'attarde jamais sur telle ou telle péripétie, tout s'enchaine très rapidement sans pour autant plonger le lecteur dans la confusion de la précipitation. Aucun besoin de se forcer pour lire ce qui est sans doute le premier chef-d'oeuvre de Shakespeare: les personnages vivent, aiment et meurent presque malgré nous, dotés de cette vie et de cette audace que seuls les plus grands démiurges sont capables d'insuffler.
Camouflé par l'éblouissante clarté de la poésie, le fond de l'histoire est pourtant plus subtil qu'il ne semble. Une lecture attentive de l'oeuvre est en effet nécessaire pour se débarrasser de la conviction généralement admise que Roméo et Juliette est une simple histoire d'amour. Selon moi, c'est quelque chose d'autre: une peinture des passions, non de l'amour. Shakespeare s'attarde sur les sentiments les plus vifs et en démontre l'absurdité la plus totale: l'amour, la haine et la tristesse. Ces trois mots cristallisent les principaux démons de l'Homme, ceux qui le forcent à pécher tout en le couvrant de l'apparence de la sainteté. La haine séparant les Capulet des Montaigu n'est jamais expliquée. En vérité, elle n'a plus lieu d'être mais ne cesse d'être ravivée par la nouvelle génération. Absurde. L'amour de Roméo et Juliette n'a pas le moindre sens. Un gamin fou amoureux d'une femme (Rosaline) mais qui l'oublie aussitôt qu'il voit Juliette et qui veut se marier avec elle sans même la connaitre. De nos jours, on appellerait ça "penser avec sa bite". Absurde. Enfin, les deux amants ne cessent de penser à la mort et au suicide dès que quelque chose va mal. Absurde.
Trois fois absurde.
Et pourtant, impossible de dire que Shakespeare cerne mal l'être humain: il en dévoile les excès, l'emportement, la punition qu'il s'inflige lui-même tout en accusant le destin lové dans les étoiles. A ce titre, je dirais que Roméo est déjà un excellent héros mélancolique: son secret réside peut-être en cette haine du monde et de lui-même qu'il ne cesse d'alimenter en se précipitant vers des amours impossibles comme pour se prouver que rien n'est juste et que la vie sur Terre ne mérite pas qu'on la chérisse. Je vous renvoie d'ailleurs à la très bonne introduction d'Yves Bonnefoy qui nous suggère que toutes les péripéties qu'affrontent les amants ne sont peut-être qu'une immense justification inconsciente du suicide. De quoi relire la pièce avec un nouveau regard.
Yves Bonnefoy qui est d'ailleurs l'excellent traducteur de ma version de Roméo et Juliette (Folio Classique) et qui parvient à rendre à la pièce toute sa dimension moderne en retranscrivant aussi bien la puissance évocatrice de Shakespeare que son langage ordurier (à coup de "putain" et autres... Brr, Racine a du avoir une crise cardiaque à l'époque) ainsi que les très nombreux jeux de mots, à connotation souvent sexuelle, dont est bourrée la pièce, même si, sur certains passages, le résultat n'est pas toujours heureux (la traduction des jeux de mots rendant certains dialogues presque incompréhensibles). On pardonnera aisément à cet illustre traducteur puisque la tâche est de toute façon pratiquement impossible, et on se réjouira comme il se doit que ce joyau du génie humain qu'est Roméo et Juliette soit à peine altéré en français.