Du sang sur la neige (avec quelques avatars de DSK en vedettes américaines)
Le début est assez déconcertant - Rouge Gorge semble très différent, aux antipodes, des deux premiers romans de la saga Harry Hole, l'extraordinaire Homme chauve souris et son presque copié/collé Les Cafards.
- Le récit, pour la première fois, se déroule en Norvège. Même s'il y a de multiples échappées, en URSS surtout, en Autriche, en Afrique du Sud même ... alors que Jo Nesbo, jusqu'alors, restait à bonne distance de son pays, en Australie, en Thaïlande ...
- les références privées de Harry Hole semblent également avoir beaucoup évolué ; il n'est plus questions de ses femmes, de leurs destins tragiques mais surtout de son père ou de sa soeur (et bien plus en arrière-plan que dans les précédents opus), jamais évoqués jusque là ; de même la fonction de Harry Hole, jusqu'alors enquêteur solitaire, hors contrôle, ne semble plus tout à fait la même : il a désormais bureau, tâches quasi administratives (mais qu'on se rassure, cela ne durera pas), l'environnement policier norvégien est très présent (alors qu'il avait à peine été suggéré au début des Cafards) ;
- il me semble même que son addiction redoutable à l'alcool demeure ici, très largement, au second plan;
- et si les références aux deux premiers romans sont très rares, Rouge Gorge ouvre inversement une perspective pour les livres à venir : en lisière de l'enquête principale, un autre crime, important, horrible, reste non résolu - comme si Jo Nesbo avait choisi d'ouvrir un nouveau cycle appelé à s'étendre sur plusieurs ouvrages.
Cela dit, Harry Hole reste tel qu'en lui-même - capable de toutes les audaces et très inhibé, très physique et très tourmenté, profondément asocial et très sensible à la souffrance des autres, toujours en empathie, très fragile donc.
Cela dit, la manière, le style de Jo Nesbo demeurent profondément originaux. Ils ne rentrent en fait dans aucune des sous-catégories du roman noir : il n'écrit pas des romans policiers à énigme ni psychologiques, pas davantage des polars, il ne s'inscrit pas non plus dans la veine réaliste ou sociale du roman noir, à l'instar des autres grands auteurs du Nord (Indridasson, Mankell, Thorarinsson ...) En fait les romans de Jo Nesbo s'incrivent dans un espace qu'il crée lui-même, entre thriller, avec temps d'angoisse, accélérations brutales et polar, avec sa part de mystère et d'énigme, toujours présente. Et c'est ce style unique, proposé avec la plus grande fluidité dans Rouge Gorge (alors que l'accélération, certes violente, dans les Cafards était trop tardive), qui fait que lorsqu'on est pris dans le tourbillon de l'ouvrage, après une mise en place aussi lente que troublante, on ne peut plus lâcher le livre.
On retrouve, comme dans l'Homme chauve-souris, des procédés de narration, d'éclatement du récit, d'autant plus remarquables qu'à aucun moment le lecteur ne perd le fil :
- la composition du livre: plus de 600 pages, 120 chapitres 10 parties !!! avec évidemment des chapitres très courts, alors, paradoxe remarquable, que ce sont précisément les chapitres les plus longs qui provoquent les accélérations les plus impressionnantes. Qu'on lise et qu'on relise l'extraordinaire chapitre 50, en montage alterné, avec progression inéluctable dans l'angoisse puis dans l'horreur ;
- l'action est éclatée sur des lieux multiples, toujours précisés en tête de chapitre, le plus important étant l'URSS ... au temps de la seconde guerre mondiale et de la campagne de Russie lancée par les troupes hitlériennes, en l'occurrence quelques soldats perdus, petite cohorte norvégienne en déroute engagée dans la Waffen SS. Ce rattachement, assez remarquable, du passé au présent, peut d'ailleurs ici faire penser à plusieurs ouvrages d'Arnaldur Indridasson (L'Homme du lac, la femme en vert); passé et présent ont parfois des connections insoupçonnées; l'action se déroule donc dans un espace et dans un temps totalement éclatés - et le passé offre ici (et pas seulement pour la Norvège, on pense évidemment aux attentats de Behring Brevik) un éclairage singulier sur le présent ;
- Jo Nesbo n'hésite pas non plus à recourir à d'autres modalités énonciatives - toute une partie constituée de messages sur répondeurs, des extraits prolongés d'un livre dans le livre ...
Il n'est pas utile de dévoiler davantage l'intrigue, entre une histoire passée de guerre atroce et d'amour fou et la présence d'échos nazis dans le présent de la Norvège (et à nouveau les récents attentats commis par Behring Brevik renforcent encore la puissance prémonitore de la vision de Nesbo), autour d'un psychopathe très âgé, venu du fond des temps pour solder des comptes, à la fois immédiatement découvert et très difficile à identifier (Jo Nesbo parviendrait presque à nous faire croire aux fantômes), entre soldats perdus, flics ripoux et épaves égarées, avec comme toujours de magnifiques portraits de femmes. Et l'on est un peu rassuré de constater que la fréquentation rapprochée de Harry Hole n'est pas (du moins pas pour toutes) synonyme de mort inéluctable pour celles qui s'attachent à lui.
La grande richesse de Rouge Gorge tient aussi au sens de la nuance, ou à l'ambigüité, ou à la difficulté à démêler le bien du mal qui caractérise toute l'oeuvre de Jo Nesbo. Une partie importante du récit tient dans une histoire d'amour fou, Roméo et Juliette sous les bombes, à Leningrad et en Autriche, magnifique et tragique - dont le héros est un nazi convaincu. Et la principale valeur véhiculée par la suite par ce personnage terrifiant est celle de la fidélité, la condamnation de la trahison. Il est vrai aussi que le fou est peut-être celui qui a tout perdu sauf la raison. Et le roman nous apporte aussi des informations intéressantes sur ce qui différencie schizophrénie et réel dédoublement de la personnalité - infiniment plus dangereux.
On l'a dit - avec Rouge Gorge, Jo Nesbo se risque pour la première fois à ancrer son roman dans la réalité actuelle de son pays. Il ne peut pas (manque de recul, réserve ou pudeur, objectivité impossible) en faire un portrait aussi précis, aussi magistral, aussi saisissant que pour l'Australie, personnage principal, principal héros et psychopathe authentique dans l'extraordinaire Homme chauve-souris (ni même que pour la Thaïlande dans les Cafards). Mais le portrait en creux est là, et peu ragoûtant. C'est l'esquisse d'un pays riche, dans un monde alentour en train de s'écrouler, par la grâce de la manne pétrolière ; d'un pays qui se referme sur lui-même, où les portes sont ouvertes à tous les rejets (et l'écho à l'Afrique du Sud n'est sans doute pas gratuit), aux pires extrêmes. Et dans ce cadre, ceux qui ont un semblant de pouvoir, les petits chefs, sont à l'avenant - arrogants, odieux, assez minables - et même pire. Leur comportement vis à vis des femmes est tout particulièrement révélateur et justifie la parenthèse ajoutée au titre de cette chronique - elles sont à eux, ou à leurs familles, parce qu'ils ont le pouvoir. Certains le paieront très cher.
Rouge Gorge, thriller implacable, est aussi un grand livre, ouvrant des perspectives vertigineuses.