ruines-de-rome part peut-être d'une observation que fait tout automobiliste sur un parking d'hypermarché: ces arbres malingres qu'on a placés régulièrement pour nous distraire de l'horizontalité toute-puissante du capitalisme en caddie non seulement ne remplissent pas leur fonction décorative, mais, de plus, détruisent les voies de leurs racines soi-disant innocentes. Le narrateur décide donc au tout début du récit de provoquer une grande destruction généralisée de la ville à l'aide des plantes. Sans le dire, il réalisera ainsi le voeu d'Alphonse Allais d'installer les villes à la campagne.
Un pareil argument ne peut entraîner des rebondissements, et ce pour une raison évidente. Si vous frappez quelqu'un (le père de votre fiancée, par exemple), attendez-vous à des conséquences; plantez une graine, et vous verrez qu'il ne se passe rien. Autant le dire de suite, le livre de Pierre Senges n'évite pas cet écueil: je me suis pas mal emmerdé. C'est qu'à mon avis je l'ai lu trop lentement; en effet, le livre est construit en fragments vraiment discontinus mais qui reprennent à chaque fois un fil du récit: fil de la botanique, fil de la voisine, fil du cadastre, et fil biblique (j'y reviendrai). Et moi, naïf, j'ai cru pouvoir lire un fragment par-ci, un fragment par-là, perdant de vue la progression, puisqu'il y en a une, souterraine et lente. Évitez mon erreur.
Senges ajoute à son argument quelques éléments auxquels il donne une vraie profondeur:
- la question de la motivation: la destruction entreprise est une apocalypse laïque. Le jardinier hâte ce qui de toute façon arrive. Or, rien ne motive ce projet: ni frustration, ni illumination, ni haine torpéienne pour le monde moderne. Rien que cette idée me fait rire de bonheur: concevoir une apocalypse gratuitement, ou plutôt comme s'il était évident qu'on ne peut que souhaiter la destruction de la ville, et lui préférer ses ruines.
- la Bible: elle est lue à l'envers (de la fin à la genèse) par le jardinier qui la commente en tant que manuel pour son projet et livre de botanique.
- le cadastre: le narrateur est employé à repasser des plans de cadastre oubliés. Il en profite pour reporter sur eux les progrès de son invasion verte (preuve qu'il y en a). Il va bientôt partir à la retraite et tout le monde l'a oublié. Son départ final est saisissant.
- la voisine: les plantes sont les instruments d'une relation belle et platonique entre le narrateur et sa voisine. C'est le fil le plus rebondissant: rupture, séduction, mort, deuil, héritage. On n'a l'impression que rien n'avance (comme avec les plantes) et finalement, il s'est passé plein de choses; mais pas de scène, pas de dialogue, pas de joue empourprée.
En toute fin, on comprend quel rapport nouait ces fils entre eux.
Le style de Senges est coruscant. Il est très proche pour moi de Chevillard, mais il s'éloigne plus encore que lui de la sécheresse de phrase de Michaux, leur grand-père. Le livre est même un vrai guide botanique; on y apprend des noms de plantes tous plus beaux les uns que les autres, et parfois comment les entretenir, donnant aux réflexions du narrateur les moirures fantasmatiques des descriptions de Jules Verne. De temps en temps, c'est juste un peu lourd.
ruines-de-rome est un projet ultra-cohérent, sans bavure, à la fois réflexif et terre-à-terre, primesautier et sérieux, encyclopédique et léger. Je n'ai rien à lui reprocher, mais l'ennui est une grande faute. Je ne laisse pas tomber la piste Senges, parce qu'un autre sujet évitera les avantages et inconvénients de la dormance.