Quel est l'impact d'un enfant handicapé sur le reste de la cellule familiale ? Tel est l'intéressant sujet auquel s'attaque Clara Dupont-Monod (CDM) avec ce livre. Un roman ? C'est ce qu'annonce le sous-titre mais on a davantage l'impression d'un récit autobiographique. CDM a pris soin de dépersonnaliser les protagonistes en les nommant "les parents", "l'aîné", "la cadette", "l'enfant" et "le dernier". Ce parti pris donne un ton singulier à son roman.
"L'enfant", tel qu'il sera donc nommé, est né aveugle et affligé d'un corps mou, sans armature ni tonicité, qui l'oblige à la station allongée. Un cas lourd. Bien sûr, il faut s'adapter. Chacun va le faire à sa façon.
Les parents, en prenant en charge la lourde organisation qu'implique ce handicap. Le moment de bascule est bien exprimé, page 16 :
Les parents jetèrent un dernier regard à ce qu'était leur existence. Désormais tout ce qu'ils s'apprêtaient à vivre les ferait souffrir, et tout ce qu'ils avaient vécu avant aussi, tant la nostalgie de l'insouciance rend fou. Ils se tenaient donc sur la faille, entre un temps révolu et un avenir terrible, qui, l'un comme l'autre, appuyaient de leur poids de douleur.
Et, page 18 :
Les deux autres enfants, eux, ne comprirent pas tout, sauf qu'une force dévastatrice, qu'ils ne nommèrent pas encore chagrin, les avait propulsés dans un monde coupé du monde.
L'aîné va réagir en s'auto-désignant protecteur de son petit frère. La cadette en fuyant tout contact avec celui qu'elle ressent comme destructeur de sa famille.
Le combat, l'adaptation, la fuite : les trois réactions possibles face à l'adversité.
Le roman est scindé en trois parties, consacrées aux frères et soeur de "l'enfant". Trois parties, car un quatrième naîtra après la mort de l'enfant handicapé, ce dernier n'ayant pas survécu à son état végétatif.
Tout cela nous est conté par... les murs de la maison de montagne qui sert de foyer à cette famille. Une assez chouette idée, que CDM parvient à tenir au début. Page16 :
Il fallut caler le rendez-vous, quitter la vallée pour se rendre à l'hôpital. De là, nous perdons leur trace, car en ville, personne n'a besoin de pierres [un peu trop de virgules dans cette phrase, non ?]. Mais nous les imaginons garer la voiture, racler avec soin leurs chaussures sur le long paillasson après la porte automatique.
De telles précautions de langage eussent sans doute été trop contraignantes tout le long du récit : il n'y en aura pas d'autres. Résultat, le procédé est un peu bancal car on se dit souvent "mais cette scène, les murs ne peuvent pas y avoir assisté !". Peut-être deux ou trois rappels auraient-ils suffi pour sauver la crédibilité du dispositif.
De bonnes idées comme celle-ci, S'adapter n'en manque pas, rédigées dans un style de qualité. Conservons la structure du roman pour en rendre compte.
L'aîné
En symbiose avec la nature, l'aîné ne peut qu'être fasciné par cet être qui est pure immanence, dont l'existence consiste à absorber par les sens dont il dispose le réel qui l'entoure. De quoi relativiser le verbiage et la superficialité ambiante de notre société.
Sur le lien qui l'unit à la nature, page 29 :
L'aîné frotte les aiguilles qui libèrent un parfum de citronnelle et les lui passe sous le nez. Ces sapins ne sont pas d'ici, c'est sa grand-mère qui les a plantés il y a longtemps. Il faut croire qu'ils ont aimé cette montagne car ils ont pris, et poussé, même si leur majesté est devenue encombrante. (...) L'aîné voit toujours ces sapins comme des anomalies, et sans doute n'est-ce pas un hasard s'il couche son frère dessus.
L'aîné sent que le handicap de son frère peut beaucoup lui apporter. Page 32 : "Cet être n'apprendrait jamais rien et, de fait, c'est lui qui apprenait aux autres." C'est un peu le mythe de l'enfant sauvage, qui a de tout temps fasciné l'humanité. Lorsqu'on est convaincu, comme moi, que tout acquisition d'aptitude implique la perte d'une autre aptitude ("rien ne se crée, tout se transforme", Lavoisier appliqué à l'humain), on se dit qu'en effet un être aussi diminué a beaucoup à nous apprendre. C'est dans cette conviction que l'aîné fonce tête baissée.
Heureusement, CDM ne verse pas dans le mythe doré "avoir un enfant handicapé, c'est une chance". Bien trop consciente des difficultés que cela implique, sur lesquelles le roman est très éloquent. Ainsi, le parcours du combattant qui consiste à trouver une place dans un établissement spécialisé, surtout lorsqu'on réside en milieu rural.
A ce sujet, CDM se laisse aller à une facilité, page 45 : "Ils envisagèrent même de placer leur enfant à l'étranger, dans un pays qui ne verrait pas les atypiques comme des poids". Bien sûr, on peut l'imaginer, il est difficile pour des parents de ressentir que leur enfant est vécu comme un poids. Ce n'en est pas moins une réalité ! Une instit' qui a dans sa classe un enfant handicapé, c'est concrètement des heures de travail en plus et surtout beaucoup d'énergie qui lui est consacrée. Il est trop facile de brocarder d'un trait de plume notre société en considérant qu'elle devrait accueillir tout enfant handicapé comme une chance et non comme un poids. Un peu le politiquement correct de gauche, qu'on retrouve sur l'immigration... Mais si l'on considère ce passage non comme l'opinion de l'autrice mais comme ce que ressentent les parents, il est sans doute assez juste.
On a pourtant fini par trouver à l'enfant une institution qui convienne, chez des religieuses.
L'aîné a tellement souffert de la séparation d'avec son petit frère que, lorsqu'il s'agit de le récupérer pour les vacances, il ne veut plus le voir. Page 52 :
Il sentait aussi qu'il allait se pencher vers le cou, poser la joue contre la sienne, dans ce contact tant regretté. Alors, dans un geste de résistance désespéré, il ôtait ses lunettes. Myope, il ne risquait pas, ainsi, de le voir. Car le voir, cela signifiait repartir de zéro. Cela enclencherait la remontée de tous ces jours sans lui, sans la peau douce et le sourire. Cela dessinait le nouveau départ, encore plus douloureux. (...) Cela voulait dire se coucher à terre et mourir.
J'ai trouvé le truc un peu gros, assez bancal. CDM ne parvient pas à le rendre crédible. C'est l'impression qui se dégage un peu de tout le livre : il part bien, l'écriture est belle mais sur la distance il s'effondre un peu. Ce sera aussi le cas dans le chapitre consacré à la soeur.
Pour conclure sur l'aîné, il refusera toujours de faire son deuil de l'enfant. Ce serait une trahison. On connaît bien ce mécanisme qui bloque les endeuillés dans le déni. Page 64 :
Pour toujours, son frère est mort, la veille. On lui a répété que le temps répare. En vérité, il le mesure lors de ces nuits, le temps ne répare rien, au contraire. Il creuse et ranime la douleur, chaque fois un peu plus intense. C'est tout ce qui lui reste de l'enfant, le chagrin. Il ne peut pas s'y soustraire ; cela voudrait dire perdre l'enfant définitivement.
Beaucoup aimé la phrase de conclusion de cette partie, page 68 :
Le soir, c'est lui qui nettoie la cour le dernier (...) et c'est imparable : il s'approche, pose lentement son front contre nous. Se tient contre le mur tiède, les yeux fermés. Un soir, sa nièce de cinq ans le surprend, elle lui demande : "Qu'est-ce que tu fais ?", et l'aîné, de son sourire doux, sans tourner la tête, lui répond : "Je respire".
La cadette
"Dès sa naissance, elle lui en a voulu". Le cadre est posé d'emblée. La cadette se souvient de la fameuse scène où sa mère a compris que l'enfant était aveugle en lui passant une orange sous le nez. Dans ce cas, on mémorise parfois toutes les sensations associées à l'instant. Page 69 :
Elle se souvenait du crissement rageur des cigales, la dégringolade du torrent [manque "de" ici non ?], le rire pouffé des arbres secoué de vent [joli], et, pourtant, de cette musique d'été, ne subsistait que la tête baissée de sa mère, une orange à la main.
Bon, il y a un peu contradiction dans cette phrase, mais mettons cela sur le compte d'un effet littéraire. Lorsqu'on trouve un établissement pour son petit frère, c'est un soulagement pour la cadette. Page 96 :
L'enfant parti vers sa prairie, elle respira [belle allitération, qui se poursuit en début de phrase suivante]. Avec lui disparaissaient les sentiments encombrants de dégoût, de colère et de culpabilité. Il emportait le versant noir de son âme.
Comme la première, cette deuxième partie, pour le coup pas du tout politiquement correcte, est au départ très juste dans son propos et bien exprimée. Et puis survient ce moment où la soeur sent sa famille menacée et qu'elle note dans son carnet toutes les actions à mener pour la maintenir à flot. De nouveau un peu too much. Page 115 :
Tout était calcul : est-ce que l'aîné avait souri plus de deux fois en une journée, depuis combien de temps son père n'abattait plus du bois comme un forcené, quels mots avait prononcés sa mère cette semaine, quels regards étaient échangés à table (...). Elle tenait les comptes du renouveau. Le monde était devenu un bilan chiffré qu'elle notait sur son carnet.
On a un peu de peine à adhérer à une telle comptabilité. Elle notait dans un cahier les sourires esquissés, les mots prononcés, décrivait les regards chaque jour ?!...
Le dernier
On ne s'y attendait pas forcément : CDM a choisi d'ajouter un "dernier" à la fratrie, pour étudier la façon dont un enfant mort pouvait influer sur le destin de celui qui lui succède. Bien aimé la description du silence qui règne lors des repas, page 132 : "Planait cette tendresse qui suture les vides, les comble de silences doux".
Les grands ont chacun fait leur vie loin de la montagne. L'aîné reste obstinément seul. On l'évoque parfois "comme on touche un vase de cristal, avec délicatesse" (page 133). La cadette s'est trouvé un homme et fait des enfants.
Cette ultime partie est donc apaisée, sans nier pour autant la difficulté pour "le dernier" de succéder à un enfant tragiquement disparu. Page 141 :
Il s'excusait silencieusement auprès de son frère. Pardon d'avoir pris ta place. Pardon d'être né normal. Pardon de vivre alors que tu es mort.
Dans le même registre, la culpabilité ressentie par les survivants de la Shoah a abondamment été documentée. Forcément, "le dernier" est travaillé par ce que fut ce petit frère qu'il est le seul à ne pas avoir connu. Page 144 :
A sa soeur, il pouvait poser des questions sur leur frère. Quand avez-vous su, que faisait-il toute la journée, avait-il une odeur [j'aime cette question, qui revient plusieurs fois dans le livre], étiez-vous tristes, comment se nourrissait-il, pouvait-il voir, pouvait-il marcher, pouvait-il penser, avait-il mal, aviez-vous mal.
Même si une fois de plus, tout n'est pas crédible : ses parents lui ont forcément expliqué d'emblée que l'enfant était aveugle et qu'il ne pouvait pas marcher, par exemple...
"Le dernier" va s'avérer singulièrement doué. Il a hérité de la sensibilité de "l'enfant" tout en se montrant capable de les adapter, le sujet du livre, à son environnement social. Se sentant très différent de ses camarades de classe, il parvient pourtant à insuffler partout une énergie positive. Un véritable sorcier.
Page 147, les murs racontent une balade en forêt dudit sorcier avec sa soeur - balade qu'ils "imaginent" donc. En rentrant, une belle idée de CDM :
Sur le chemin du retour, ils passèrent devant un cèdre planté dans la roche. L'arbre s'élançait, svelte et seul. La cadette s'arrêta.
Celui-là, il a envie de vivre", lança-t-elle.
Elle tourna la tête. Il vit son profil dans l'air cuivré d'automne.
Comme toi.
L'intéressant, c'est que cette réplique avait déjà été utilisée plus tôt. Ces effets de répétition, à l'instar de la question sur l'odeur de l'enfant, font mouche. Ainsi encore, s'agissant du dernier, qu’on trouve page 161 au bord de l'eau comme le faisait l'enfant handicapé :
Au bord de l'eau, il fermait les yeux pour écouter leur piaillement [des oiseaux]. Dans ces instants-là, sa soeur interdisait à ses filles de l'approcher. Elle ne disait pas : "Il se repose" ou "Il est tranquille", elle disait : "Il respire".
En conclusion du roman, cette phrase des parents évoquant chacun de leurs enfants par ordre d'apparition, synthétise très bien le voyage que CDM vient de proposer : "Un blessé, une frondeuse, un inadapté et un sorcier. Joli travail."
Joli travail aussi pour CDM, qui parvient à traduire avec un certain talent les affres d'une situation douloureuse. On regrettera, souvent, l'abus de virgules, ainsi que quelques développements peu convaincants que cette critique a mis en évidence. Globalement, l'ensemble reste une réussite.
7,5