Avertissement : ça n'est pas un texte tout jeune, je "spoil" donc sans complexe...
Il m'aura fallu parcourir 1200 pages de sagas sur papier bible - Régis Boyer en soit remercié - pour parvenir au début de la plus célèbre d'entre elle, celle de Njáll le Brûlé. Ces quatorze autres sagas m'ont longuement introduit au monde et aux valeurs qui imprègnent ces textes, entre celles des premiers islandais païen, disons du IXe siècle, et celles des clercs qui les ont rédigées au XIIIe siècle. Un monde certes violent, empli de querelles et de vengeance inexpiables, centré autour de la force physique, mais aussi d'hommes courageux, généreux, voyageurs infatigables (en vieil islandais, le mot qui signifie foyer et casanier est synonyme d'idiot) faisant face à leur destin avec une dignité sans pareil.
J'ai pu donc aborder le chef-d’œuvre proclamé du genre après un long travail d’adaptation à ce monde étranger, et bien m'en a pris. Aurais-je compris, sans cela, l'incroyable amitié entre Gunnar - le plus courageux et le plus fort des hommes - et Njáll - le plus doux et le plus sage des hommes ? Comprendre toute la fidélité, toute la patience et l'abnégation dont ils savent faire preuve lors des différents provoqués par Hallgerdr et Bergthora, le destin, et surtout cette éthique de l'honneur si contraignante, véritable moteur de ces interminables histoires de vengeance qui sont le fond des sagas, à tel point que la Machine infernale chère à Cocteau devrait sans doute se dérouler en Islande, là où elle broie tant de vies, et repart toujours de plus belle, même quand la paix semblait définitivement retrouvée.
Et ce qui est extraordinaire dans cette amitié peut-être unique dans les sagas, c'est qu'elle déjoue ce destin, et qu'elle seule peut se mesurer aux impératifs éthiques destructeurs auquel chacun est soumis, sous peine de perdre, pire que la vie, l'honneur.
L'amitié peut déjouer le destin, mais Njáll et Gunnar finiront par y succomber. On verra alors chacun des autres garde-fous échouer -toujours de peu - à arrêter la machine infernale : les lois - dans toutes leurs subtilités et pourtant, Njáll le dit, c'est par elle que le pays sera construit ou détruit - les conciliations proposés par les hommes de bonne volonté, les meurtres et massacres des ennemis, la guerre, l'exil.
Toujours la machine est relancée, et broie, détruit ces hommes qui savent pourtant rester dignes - la mort de Njáll et celle de son fils se complètent pour montrer ce qu'il reste toujours de liberté aux hommes lorsque le destin doit s'accomplir - "Vu ce qu'il veut" ricane une dernière fois Skarphedinn.
Et pourtant la saga s'arrête, enfin, après les voyages parallèles à Rome des deux survivants de ces sanglantes vengeances. Autant que l'influence pacificatrice du christianisme, je crois qu'il faut y voir l'abandon de l'éthique (certes païenne) qui était le moteur de ce destin subi. Mais si les religieux islandais ont écrit leurs chef-d’œuvre sur ce thème, trois siècles après ces événements, c'est sans doute qu'ils voyaient le revers de la médaille : la lente décadence du peuple islandais, et in fine la fin de sa liberté, savoureux paradoxe.
PS : cette critique ne présente évidemment qu'une modeste lecture d'un texte d'une très grande richesse...