« Les journaux parlaient sans cesse de « nettoyer » Market Street, et Jack se demandait pourquoi ils voulaient faire une chose pareille. Ne voient-ils pas la beauté de cet endroit ? Ne comprennent-ils pas que pour certaines personnes l'opéra, le théâtre, le ballet, c'est la barbe alors qu'un peep-show sur Market Street, c'est de l'art ? Ils veulent que tout soit chic et gris. Ne comprennent-ils pas combien le bon goût paraît horrible à ceux qui ne le possède pas ? Mais ils s'en foutent bien des gens qui ont mauvais goût ! Mais pas moi. À moi, ils me plaisent. Ils se parfument avec des eaux de toilette bon marché et se baladent avec des radios. Ils achètent des merdes de chien en plastique, des tortues peintes, des fanions, des panneaux qui disent : "Je nage pas dans tes chiottes, alors s'il-te-plaît, pisse pas dans ma piscine !", ils achètent du pop-corn odorant qu'ils mangent dans la rue, vont voir des mauvais films, ils se tiennent dans l'embrasure des portes et boivent des gorgées discrètes de whisky exactement comme je suis en train de faire, et ce sont des gens d'une grande bonté. À cet instant, rayonnant sous l'effet du whisky, Jack aimait tout le monde. » p.250

Après avoir connu le succès lors de sa sortie aux États-Unis en 1966, Hard Rain Falling de Don Carpenter a, peu à peu, sombré dans l'oubli. Redécouvert il y a quelques mois par des prescripteurs séparés par l'océan Atlantique, cet incroyable premier roman vient d'être traduit en Français par Céline Roy pour les éditions Cambourakis. Sur la tranche de la version française, on lira à la verticale Sale temps pour les braves.

Roman de vie et dé-conte initiatique, ce livre au corps et à l'intelligence brutale est à l'image de son personnage principal : Jon Levitt n'est pas un grand causeur mais son histoire, dont les événements semblent se répéter dans le temps et dans le sang, captive sur des centaines de pages. Pour ce jeune homme, qui vieillira au fil des pages, la vie ressemble à une partie de billard dont la mise s'avère aussi incertaine que capitale. Boule de nerf, d'angoisse, d'énergie et d'audace, il s'entrechoque avec les autres, tape contre les bords, rebondit et finit bien souvent au fond des trous. Coup après coup, il roule ses bosses et tape du poing sur la table ou sur la gueule de ceux qui l'emmerdent, haïssant et aimant avec une égale intensité. Pris dans ce grand jeu de stratégies, d'amours et de hasards, ce personnage intense en quête de liberté comprendra les règles à mesure que la partie avance, pour les enfreindre ou s'y plier.

La lecture de Sale temps pour les braves rentre dans la catégories des rencontres marquantes, celles que l'on fait avec une œuvre d'art que l'on identifie comme telle, avec quelqu'un qui deviendra important, avec une phrase que l'on retiendra toujours, même si la bouche qui l'a prononcée a perdu ses contours. C'est à la fois une découverte et une évidence, quelque chose qui ne pouvait qu'advenir, qui le devait. Le roman compte parmi les singularités qui ont su concentrer en un point – une toile, un livre ou un corps – la possibilité que l'univers soit plus vaste ; parmi les discours qui étendent le prosaïque jusqu'au mystique, parmi les narrations d'un seul qui valent pour tous, parmi ces existants dont on ne pourrait, une fois qu'on les a connu et reconnu, souffrir la disparition.
stephanievidal716
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le 30 mai 2012

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