On comprend que « la décollation, qui, par ailleurs, reprend le thème fin-de-siècle du masque en même temps que celui du corps meurtri » (Nathalie Prince, dans Petit Musée des horreurs), ait inspiré Oscar Wilde. En vérité, sa Salomé accueille d’autres topoi fin-de-siècle, à commencer par celui de la femme fatale, naturellement, bien qu’il soit inhérent au personnage : le dernier geste de la Salomé de Wilde est d’embrasser la tête de Jean Baptiste, ses derniers mots « J’ai baisé ta bouche, Iokanaan, j’ai baisé ta bouche » (p. 90 de l’édition « Ombres »). Quant à la liste des trésors d’Hérode (p. 81-83), elle ne dépaysera pas le lecteur habitué à cette littérature d’entre 1880 et 1900 : on peut la lire comme un écho d’À rebours, à ceci près que la recherche du mot rare et précieux s’arrête à onyx, chrysolithes, chrysoprases et calcédoine – la pièce a été écrite en français… (On pense que Pierre Louÿs a pu retoucher le texte, on sait aussi que Pierre Louÿs n’est pas Huysmans.)
La lune est encore un motif récurrent de la pièce, dès la deuxième réplique : elle « a l’air étrange. On dirait une femme qui sort d’un tombeau. Elle ressemble à une femme morte. On dirait qu’elle cherche des morts » (p. 13). Elle répond probablement au bassin d’argent dans lequel sera présentée la tête du saint. Froide, blanche et sans lumière autonome, elle se trouve encore sans doute dans les miroirs qui font dire à Hérode « Il ne faut regarder ni les choses ni les personnes. Il ne faut regarder que dans les miroirs. Car les miroirs ne vous montrent que des masques… » (p. 179) – et on retrouve le goût wildien du paradoxe. (Pour la lune, on pense à Laforgue, autre lunaire des alentours de 1890.)
Il n’y a qu’Hérodias pour tenter de détruire le mythe : « La lune ressemble à la lune, c’est tout » (p. 44), dit-elle à Hérode, tout comme elle s’attaque à un autre motif fin-de-siècle quand elle lui déclare : « vous êtes ridicule avec vos paons » (p. 80). Faut-il y voir une incarnation du goût bourgeois que la fin-de-siècle honnit, une variante biblique et féminine d’un Tribulat Bonhomet ? Possible. En tout cas cela permet de lire la Salomé de Wilde comme l’histoire d’une adolescente qui, découvrant que « le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort » (p. 88), s’affranchit du joug maternel – quand bien même Hérodias soutient sa fille face à Hérode.
« C’est étrange que le mari de ma mère me regarde comme cela. Je ne sais pas ce que cela veut dire… Au fait, si, je le sais » (p. 22), signale Salomé : ici, c’est explicitement qu’une adolescente découvre le regard porté sur elle par un homme. La prose de Wilde n’est jamais bien obscure – c’est ce qui fait son charme et ses limites – mais si on gratte, on voit qu’aucun personnage ne paraît vraiment gêné par le regard que le beau-père porte sur la fille de sa deuxième femme.
Ce qu’Hérode regrette, c’est de l’avoir « toujours aimée… Peut-être […] trop aimée » (p. 78) – aimable façon de réduire le tétrarque biblique à un pauvre type d’âge mûr incapable de résister à lui-même ? Ce qu’Hérodias craint, c’est que sa fille lui désobéisse – serait-ce la première mère dépassée par l’adolescence de sa fille ? Ce que Salomé refuse, c’est de danser sans contrepartie devant les « yeux de taupe sous ses paupières tremblantes » d’Hérode – et que se serait-il passé si Hérode eût été pauvre et beau ?
Finalement, le grand absent de cette Salomé, c’est Iokanaan, simple accessoire entre les mains de Salomé, parmi d’autres joujoux.
P. S. – Un mot tout de même sur les illustrations : quitte à lire la pièce, autant l’accompagner des nudités étranges et hiératiques dont Aubrey Beardsley l’a dotée. Même sans le texte, elles valent qu’on les regarde.