Sarinagara ou le palais des glaces japonais

A la manière d'un palais des glaces, ce jeu troublant des fêtes foraines qui dédouble et démultiplie les individus qui se confrontent aux miroirs, Sarinagara offre plusieurs visages de Philippe Forest - ce n'est d'ailleurs pas sans donner le tournis. Ce labyrinthe pourrait être intemporel si la mort n'y était pas omniprésente pour rappeler le temps qui passe. "Tempus fugit" n'est pas l'épigraphe mais pourrait l'être, plus complétement d'ailleurs en citant Les Géorgiques en entier : "Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus, singula dum capti circumvectamur amore". Virgile tient la main de Forest perdu dans le labyrinthe du temps.
Ce temps s'est arrêté à la mort de sa fille en bas âge. Le temps n'avance plus. Philippe Forest entreprend alors, avec sa femme, un long voyage de plusieurs mois au Japon. Sans être un guide du Japon ou un art du voyage, ce livre, qui n'est ni roman ni nouvelle, ni essai ni recueil, se présente, pour ainsi dire, à la manière d'un album de photographies. Il y est question des photographies que Philippe Forest nous donne à voir et de leur contemplateur contemporain. Cet entremêlement, marqué par des parties et une mise en forme différente pour chacune d'entre elles, est efficace pour saisir l'évolution de l'état d'esprit de Forest et ce Japon à plusieurs périodes de son histoire qui, retraversé et restitué par Forest, finit par le changer lui-même. Ces strates sont comme la neige qui s'accumule, rien ne disparait vraiment tandis que la matière s'amoncelle et prépare, bientôt, le retour d'un éternel printemps.
Tour à tour, nous suivons les étranges Kobayashi Issa (1763-1827), Natsume Sôseki (1867-1916) et Yamahata Yosuke (1917-1966). Deux écrivains et un photographe. Trois époques qui se suivent. Les trois sont marqués par l'expérience de la mort. Yosuke prend les premières photographies d'Hiroshima après la catastrophe nucléaire. La vie d'Issa, grand poète de haïkus, est faite de malheurs. Sôseki, romancier de l'ère Meji, connaît aussi les tristesses de la perte. Les trois traversent la mort à travers leur art, dont il est difficile de dissocier la pratique culturelle de la sagesse de vie. Les deux se mêlent inévitablement.
Le voyage temporel nous fait passer de Paris à Kôbe, en passant par Kyôto et Tôkyô. A la fin, une ultime révélation, toute psychanalytique, de celle que j'aime dans les livres et dans la vie, et néanmoins mordue par l'ironie distanciée, triste et presque mélancolique de l'auteur, donne un dernier coup d'éclat à cette vie faite de pesanteur et de légèreté. Ce livre est de ceux qu'on peut relire sans fin pour y puiser du réconfort - pardonnez le cliché. Par sa dureté, il est cette pierre qu'il faut mâcher pour s'endurcir, comme Sôseki dont le nom signifie littéralement "se rincer la bouche avec une pierre".

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le 18 avr. 2017

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