Tracy Petrikoff est une jeune femme solitaire et mutique aux manières un peu frustres. L’ordinaire grégaire de l’adolescence n’est pas fait pour elle, bien au contraire, elle lui préfère la majesté des grands espaces de l’Alaska et l’affinité qu’elle partage avec les animaux sauvages, y compris ceux qu’elle piège avant de boire leur vie. Tracy « Trace » ne sait d’ailleurs que faire de ce don hérité de sa mère, un talent d’autant plus encombrant que celle-ci lui a toujours interdit de mordre un être humain et n’a eu de cesse de lui recommander de fuir les randonneurs et autres vagabonds qui traînent dans les forêts et montagnes. Mais, sa mère est morte et son père a renoncé à son activité de musher, privant par la même occasion sa fille de la possibilité de concourir dans la course de traîneaux la plus prestigieuse de l’Alaska. Pour Trace, le quotidien se réduit désormais à une longue suite de corvées monotones, à peine allégées par les fugues nocturnes qu’elle s’autorise une fois fois son père et son frère endormis. Un quotidien morne, hanté par une crainte qui lui cisaille les entrailles, celle de s’oublier, de voir la sauvagerie sous-jacente de son caractère submerger sa raison. Car, si le sang porte en son sein la mémoire génétique, il est aussi le vecteur d’informations lui inspirant à la fois désir et répulsion.
A bien des égards, Sauvage s’apparente à un roman d’apprentissage centré sur l’adolescence et sur sa part d’irrationalité. Trace est en effet une adolescente à fleur de peau, portée vers la solitude et l’asocialité. Elle a tous les caractères d’une enfant sauvage, préférant la proximité des animaux à celle des êtres humains. Les seuls liens qu’elle parvient ainsi à nouer sont ceux qui l’unissent aux chiens de traîneau dont elle prend soin et qu’elle comprend d’une façon quasi-surnaturelle. Pour elle, les êtres humains restent au mieux une présence encombrante dans son esprit, au pire une menace, faute d’une pleine connaissance de leurs pensées. Car, si la nature ne ment pas ou ne transige pas avec les risques qu’elle recèle et avec lesquels Trace a appris à négocier à la dure, l’homme demeure une donnée inconnue, voire un danger. Un fait dont la jeune femme fait l’amère expérience après une mauvaise rencontre dans la forêt.
Jamey Bradbury fait siens les motifs de la lycanthropie et du vampirisme, même si ces ressorts agissent à la marge d’un récit où la tension prévaut du début jusqu’au dénouement. On ne rencontre pas en effet de vampire ou de loup-garou, l’autrice se cantonnant à effleurer ces tropes du fantastique. Elle flirte également avec le panthéisme et le shamanisme, dotant Trace de la capacité à entrer en connexion avec son environnement, pour le meilleur et le pire. Mais, Sauvage se révèle surtout un roman sur l’incapacité à communiquer et à connaître pleinement l’autre. Un texte de nature writing rude et âpre ne laissant pas de glace, où la sauvagerie cède peu-à-peu la place à la monstruosité.
Sauvage n’usurpe donc pas la réputation de roman dérangeant qu’il s’est taillé dans nos contrées. Entre la sublime indifférence de la nature et les tréfonds inquiétants de l’esprit humain, le roman de Jamey Bradbury nous rappelle que la sauvagerie et la civilisation restent les deux facettes d’une humanité sans cesse tiraillée entres ses instincts et la raison.
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