Scènes de la vie d'un faune par Nanash
Comment parler de la culpabilité d'avoir été Allemand en 1939 ? Arno Schmidt propose une interprétation distante par sa forme originale mais très réelle par son propos. En deux époques 1939 et 1944 où l'Allemagne connait les bouleversements que l'on sait, l'auteur nous propose ces fameuses scènes où Heinrich Düring fonctionnaire dans une sous-préfecture sera le critique acerbe de la société de son pays, sans jamais y prendre réellement part. Si Düring campe une sorte d'alter-ego de Schmidt, il aura la "chance" d'être trop âgé pour la mobilisation. L'auteur nous livre-t-il là sa vision rêvée de la vie loin du front ?
Düring parait indigné par la main mise et la sourde oppression du régime mais il ne s'implique dans aucune contestation. Cette distanciation est visiblement un trait de caractère du personnage, on le voit également avec sa famille où les rapports avec sa femme et son fils sont restreints au strict minimum afin que la cellule familiale le laisse en paix. Ce qui émeut le héros se trouve ailleurs.
Le petit fonctionnaire, trop intelligent pour sa fonction, se voit confier par son supérieur, monsieur le sous-préfet, la tâche de cataloguer et trier les archives conservées dans la région. La mission semble cacher un but inavouable, notamment car c'est ce symbole local du régime qu'est le sous-préfet qui l'ordonne. Düring en sa qualité de lettré, va étonnamment s'épanouir dans cette tâche. En se plongeant dans ces archives il se passionne pour l'histoire de son village. Par la voix de Düring, l'auteur nous parle de cette fameuse création qu'est la "Nation Allemande", construction récente et artificielle des nationalistes contredite par les différentes influences qui se succèdent et qui sont rapportées par les documents. Ce qui va obnubiler le héros c'est surtout ce mythe du déserteur Français de l'armée Napoléonienne qui se serait caché dans la campagne environnante. Sa présence en pointillé dans les documents en font un être immatériel que notre héros va poursuivre, jusqu'à lui-même devenir le faune, l'acteur principal des scènes que nous lisons.
De ce terreau bien réel qu'est la vie du héros, Arno Schmidt tire une prose complexe qui confond souvent à la poésie. En jouant avec la ponctuation, le style, le ton et les points de vue adoptés, l'auteur fait le portrait qu'une époque furieuse et troublée, où la recherche du bonheur individuel du héros rentre en conflit avec la nation omnipotente. Si la lecture est parfois difficile, notamment par ces multiples références aussi bien littéraires et classiques qu'issues de la culture populaire, Schmidt possède le talent de faire immédiatement ressentir au lecteur
la pensée profonde du héros.
Ce roman a visiblement alimenté la polémique à sa sortie en Allemagne et partout en Europe au gré de ses traductions. Comment aurait-il pu en être autrement ? On serait tenté de dire qu'il s'agit d'un roman moderne mais bien malin celui qui pourra dire de quelle époque il aurait pu être contemporain. Parfois poignant, souvent drôle et résolument iconoclaste, c'est ce qui le caractérise le mieux.
Un bouquin à part et attachant. 9/10
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.