Je vais essayer de livrer ici un compte-rendu "critique" de cet ouvrage de Clément Rosset (rien que ça...) que je souhaitais lire en entier depuis fort longtemps. Evidemment, jamais je n'aurais la prétention de prétendre avoir mieux "lu" ou "compris" Schopenhauer que lui car Clément Rosset était un immense intellectuel, et à ma connaissance, le seul et dernier "vrai" philosophe français que l'on ait eu la chance d'avoir. De plus, il était également un spécialiste de Schopenhauer et rien que pour cela il a toute mon admiration et ma sympathie car ses centres d'intérêts sont globalement très proches des miens en philosophie (en terme d'auteurs fétiches notamment). Toutefois, si bien écrit et si bien structuré que soit cet essai sur Schopenhauer, je n'ai pas pu m'empêcher de "tiquer" à quelques reprises sur des points de détails qui, à mon sens, auraient mérité une discussion ou des débats possibles.
Commençons par les qualités (car ce livre en a énormément) : c'est excellemment bien écrit (pas très surprenant venant d'un tel auteur), le style est précis, nerveux, clair et synthétique (peut-être un poil trop, on est souvent obligé de relire certaines phrases plusieurs fois pour être bien sûr d'avoir saisi l'idée...). Le principal point fort de cet essai sur Schopenhauer c'est sans doute la déconstruction salutaire des clichés tenaces (encore aujourd'hui chez certains professeurs ou étudiants bornés et aveuglés par je ne sais quoi) sur Schopenhauer et la tentative d'explication de ceux-ci. En effet, pour certains pseudos-universitaires Schopenhauer serait un philosophe totalement secondaire qui n'aurait rien apporté de bien révolutionnaire en philosophie et serait au mieux un pâle précurseur de Nietzsche. Clément Rosset permet ici de remettre les pendules à l'heure en démontrant que les âneries de ce genre propagées sur Schopenhauer sont en bonne partie liées à une étude superficielle de celui-ci qui s'en tient à des aspects mineurs de son système : son pessimisme (évidemment), sa théorie de la contemplation esthétique (et encore de nos jours peu de personnes en ont connaissance) et sa morale "légèrement" empruntée au bouddhisme. Ajoutez à cela que Schopenhauer ne soit pas un philosophe aussi "neutre" qu'un Kant ou un Hegel au niveau biographique et possède une personnalité parfois fantasque, misanthropique, mégalomaniaque, et vous obtenez chez certains idiots une raison suffisante pour ne pas prendre au sérieux l'homme en tant que philosophe.
C'est précisément là que réside, en partie, la grande force de cet essai : Clément Rosset prouve avec rigueur et clarté que Schopenhauer est bel et bien le précurseur d'une méthode novatrice dite généalogiste en philosophie! En effet, tout comme Clément Rosset, j'ai toujours pensé que la découverte majeure de Schopenhauer qui en fait un philosophe décisif dans l'histoire des idées est celle d'un inconscient de type "dynamique" et plus précisément sa conception du primat de la Volonté sur les facultés de la représentation. Ainsi, tout ce qui paraît rationnel et lié à la raison est en réalité un produit lié à la Volonté qui inscrit en nous un instinct de conservation, nos idées et facultés intellectuelles ne sont que la prolongation d'une volonté originelle qui nous détermine activement à notre insu. Mieux : la raison (à contrario du rationalisme et de l'hégélianisme de son temps) est une faculté secondaire qui fait le jeu de la Volonté, la nature intellectuelle des idées qu'elle produit nous fait oublier que nous sommes naturellement déterminés à choisir telle idée au lieu d'une autre ou que nous avons besoin de ces idées là précisément (conformément à notre individualité illusoire) pour continuer à vivre. L'analyse que Rosset fait de l'origine de l'intuition dite "absurde" (mais ce terme prête à confusion comme nous le verrons) est réellement brillante, ne serait-ce qu'au niveau conceptuel : il rappelle bien que la philosophie de Schopenhauer est bâtie sur les apories de la philosophie kantienne. Puisque la science ne peut trouver de cause première capable d'expliquer l'origine du monde et des phénomènes, il faut bien admettre que l'on ne connaîtra jamais la raison d'être du monde et que celui-ci n'en a pas, pas plus qu'une cause d'ailleurs, la Volonté dont nous faisons l'expérience intime et corporelle au dedans de nous-mêmes n'ayant ni début, ni fin, elle est atemporelle et échappe au schéma traditionnel de la causalité. Il y a donc nécessité (ou plutôt illusion de nécessité) mais jamais causalité en dehors des phénomènes étudiés par la science, de fait tout but poursuivit par l'homme au cours de son existence est vital mais illusoire.
Et c'est là que Rosset justifie le statut de "philosophe de l'absurde" concernant Schopenhauer, absurde en opposition à tragique car il n'y a pas de place pour le drame qui pourrait être évité, tout étant régit par une nécessité inflexible (l'amour notamment, qui conditionne la perpétuation de l'espèce). Là où le terme "absurde" est valable c'est dans la mesure où tout sens lié à l'existence n'est qu'apparent et suffisant à conditionner l'existence humaine qui se répète inlassablement de la même manière (souffrance, ennuie, souffrance, ennuie...). Toutefois, j'ai l'impression que Rosset rebaptise le nihilisme en absurde. En effet, l'ascétisme radical est la seule voie pour cesser une bonne fois pour toute de jouer le jeu de la répétition du désir lié à notre vouloir (tel que décrit au livre 4 du Monde) ce qui signifie que si on devait comparer Schopenhauer à un auteur caractéristique de la pensée absurde tel que Camus et son fameux mythe de Sisyphe, Schopenhauer serait tout sauf "absurde". Si Schopenhauer revisitait la thèse de Camus, Sisyphe à force de pousser son gros rocher jusqu'en haut de la pente finirait par se sentir épuisé et par ne plus "vouloir vouloir pousser le rocher" (l'ascète étant celui ne voulant plus vouloir-vire) au lieu de trouver une certaine satisfaction consentie dans l'illusion et la répétition (qui est au fondement même de l'absurde au sens fort du terme si je m'appuis sur Camus, puisqu'il faut supposer Sisyphe heureux). Schopenhauer m'apparaît bien plus comme un nihiliste au sens fort du terme car toute l'illusion du sens artificiel de l'existence cache un réel néant, néant auquel peut accéder l'ascète qui échappe ainsi à sa condition de "marionnette" de la volonté. Je ne doute pas que Rosset possède sans doute son propre concept "d'absurde" (qui diffère largement de celui de Camus) et qui est sans doute la pure et simple "absence de sens" au sens substantiel du terme, mais je pense qu'un petit développement supplémentaire sur ce qu'il entend par absurde n'aurait pas été de trop à ce moment-là.
Ce petit détail m'amène par conséquent à relever point par point des éléments de ce genre qui m'ont paru un peu frustrants ou étranges au cours de ma lecture :
-A plusieurs reprises Clément Rosset fait preuve d'une grande prudence en disant que l'on aura toujours beaucoup de mal à déterminer "comment des idées peuvent influer sur d'autres idées" à propos de l'influence exacte de Schopenhauer sur Nietzsche (pourtant Dieu sait que cette influence est incontestable et même très souvent voyante pour peu qu'on ait réellement lu Schopenhauer dans sa vie). Mais d'un autre côté, Rosset évoque à plusieurs reprises une influence décisive (et inédite car je n'ai jamais pu observer de rapprochement entre Schopenhauer et cet auteur ailleurs qu'ici) de Schopenhauer sur........Marx au niveau méthodologique et généalogiste. Quand on énonce une influence si peu connue et si peu reconnue (Clément Rosset est à ma connaissance le seul à l'avoir souligné) il serait très intéressant pour ne pas dire capital (haha) d'y consacrer un chapitre entier non? Parce que le "chantre du pessimisme" qui influence le révolutionnaire communiste, ne serait-ce qu'au niveau de la méthode c'est quelque chose que l'on ne peut lire nulle part ailleurs et je suis très frustré que Rosset n'ait pas développé ce point (il l'a davantage fait avec Freud et avec Nietzsche mais là c'était moins difficile étant donné que tout le monde le sait...enfin je crois).
-J'ai trouvé que la tentative d'avoir un regard "critique" à l'égard de la philosophie de Schopenhauer (chose que fait Clément Rosset vers la moitié du livre environ) en n'en montrant les "limites" était louable mais aussi assez discutable dans la mesure où j'ai eu la désagréable impression qu'il relisait l'entreprise de Schopenhauer par le prisme de celle de Nietzsche (qui s'avère objectivement plus "limitée" encore que celle de Schopenhauer par certains aspects). Le ressort de la critique de Rosset tient en bonne partie à la citation suivante (et l'on devine qu'il a un parti pris en faveur de la tradition psychanalytique) : "les ponts sont si bien coupés entre volonté et intellect que tout passage de l'une à l'autre ne pourra être conçu que sur le mode du miracle.". En gros, Schopenhauer a tellement élargit l'inconscient lié à la volonté à l'ensemble des phénomènes et séparé de façon si nette sa liaison avec l'intellect qu'il ne pouvait plus faire ce que feront Nietzsche et Freud à savoir chercher (par interprétation) la naissance d'idées ayant leur source inconsciente dans l'esprit lui-même (l'inconscient chez Schopenhauer étant d'ordre physiologique, plus que psychologique). Rosset prétend même à une ou deux reprises que l'œuvre de Schopenhauer serait relativement moins "riche" que celle des Nietzsche, Marx et Freud dont on nous rabat les oreilles... A mon avis cette critique peut être nuancée sur deux points : il est vrai que ces trois penseurs ont amené leur pensée à évoluer au cours de diverses périodes de leur vie tandis que celle de Schopenhauer était bien définie dès le début et a seulement été prolongée sur divers points. Toutefois, il me semble que l'ensemble du Monde comme Volonté et comme Représentation est si dense et touffu qu'on peut difficilement prétendre le connaître "à fond" dans toutes ses subtilités et que dire des publications ultérieures qui ont bien plus d'importance qu'on ne voudrait bien le croire? Cela m'amène d'ailleurs à la considération d'un ouvrage impressionnant que Rosset, pourtant, n'évoque jamais : De la volonté dans la nature où Schopenhauer précisément détaille, en s'appuyant sur les découvertes de son temps notamment concernant les réflexes inconscients d'ordre spinaux, le lien entre la pensée et l'inconscient sur un plan organique. L'inconscient lié à la Volonté n'est pas réellement séparé de la pensée, il la détermine certes, mais sa liaison est effectuée par la moelle épinière qui remonte jusqu'à la partie haute du cerveau (le cortex préfrontal notamment), l'inconscient et la conscience sont donc localisés scientifiquement...et l'explication du fait que l'un précède et détermine l'autre chronologiquement aussi. Alors c'est sûr...ça vaut pas une bonne vieille schématisation entre le ça, le surmoi et le moi ainsi que les nombreuses théories sur l'inceste mais au moins personne n'a jamais pu attaquer Schopenhauer sur sa théorie liée au rôle déterminant de l'inconscient sur nos pensées. De plus, les observations de Nietzsche au niveau généalogique ont beau être plus nombreuses que celles de Schopenhauer je ne vois pas trop en quoi cela confère une richesse ou une pertinence supplémentaire par rapport à ce dernier au niveau strictement philosophique : le noyau de la critique du christianisme et de la morale d'esclave est toute entière contenue dans un chapitre génialissime (intitulé sobrement "L'Histoire") appartenant aux suppléments du Monde comme volonté et comme représentation (mais que Rosset n'évoque jamais bien qu'il fasse référence à d'autres textes intéressants et peu connus...) et où Schopenhauer effectue déjà une analyse généalogique de très haut niveau (ni meilleure ni moins bonne que n'importe quelle analyse de Nietzsche...). L'approche métaphysique de Schopenhauer, à mon sens, a le mérite d'être plus englobante que celle de Nietzsche (c'est d'ailleurs le dernier grand penseur systématique historiquement parlant), on pourrait tout aussi bien tenir un discours inverse à celui de Rosset et dire que Schopenhauer a déchiffré l'essence intime du monde (comme il pensait bel et bien l'avoir fait) et laissé à ses disciples des "miettes" qui sont des considérations psychologiques assez intéressantes mais limitées par leurs singularités et la méthode interprétative toujours contestable qui en est à la base. En revanche, il y a un point très intéressant que Rosset relève brillamment par rapport aux limites de la théorie de Schopenhauer (et que Nietzsche avait bien vu lui aussi) c'est le problème lié à l'individualité (et au fameux concept de "caractère") : "la constitution d'un caractère particulier est abandonnée au hasard irrationnel d'un produit mystérieusement spécifié du Vouloir identique." En effet, il manque à la théorie de Schopenhauer une considération d'ordre "scientifique" faisant notamment intervenir la génétique (mais bon, il a fait ce qu'il a pu avec les découvertes de son temps on peut pas lui en vouloir...) pour expliquer la singularité de chaque individu (quand bien même celle-ci est illusoire). Toujours est-il qu'en m'appuyant sur la philosophie de Schopenhauer et sur sa logique, la solution est en partie esquissée : chaque individu est conçu comme étant singulier afin qu'il s'épanouisse dans le culte de l'ego, l'abandon de l'ego étant contraire à notre instinct vital pour Schopenhauer...mais bon je suis d'accord sur le fait que cela mériterait une réflexion critique supplémentaire (je comptais d'ailleurs écrire ma future thèse de doctorat en partie sur ce point là d'ailleurs).
-J'ai relevé une "coquille" qui m'a beaucoup embarrassé au sujet de Spinoza (j'en viens même à me demander s'il n'y a pas eu une faute de frappe non corrigée par la suite) : Clément Rosset prétend à un moment donné que Schopenhauer "méconnaît entièrement" Spinoza, c'est complètement faux (et d'ailleurs Rosset cite Schopenhauer qui évoque Spinoza à une ou deux reprises). Non seulement Schopenhauer connaissait l'intégralité de l'histoire de la philosophie (lisez "Fragments sur l'histoire de la philosophie" dans ses Pererga et Paralipomena si vous ne me croyez pas...) mais en plus il connaissait plus que bien Spinoza qu'il cite un certain nombre de fois et analyse même de façon généalogique et intéressante son fameux "panthéisme". Mais même sans ça il n'y a qu'à voir les nombreux points communs entre la philosophie de Spinoza et celle de Schopenhauer pour pouvoir affirmer en toute sérénité qu'il l'a bien lu et étudié...donc je ne comprend pas ce qui a bien pu passer par la tête d'un si grand intellectuel au moment d'affirmer une chose pareille et je dormirais sans doute mieux la nuit si je me convainc moi-même qu'il s'agit d'une faute de frappe non corrigée!
Bref, il s'agit d'une synthèse très intéressante et personnelle d'un philosophe majeur qui a l'immense mérite de montrer la force et l'originalité de Schopenhauer dans l'histoire des idées et qui a le mérite de faire réfléchir et réagir ceux qui, comme moi, sont déjà familiarisés avec la pensée de cet auteur.