C'est l'histoire d'une fratrie, dont Serge est l'aîné, et dont Jean, le narrateur, est le benjamin. Au milieu, Anne, dite Nana. Une fratrie juive, la précision est essentielle, et orpheline depuis peu : la mère vient de s'éteindre en prononçant LCI à titre de dernier mot ! Dans la première partie du roman, on nous présente les protagonistes, leurs conjoint(e) et leurs enfants, voire les enfants de leur conjoint. Les trois vont se retrouver pour une visite des camps d'Auschwitz et Birkenau, qui occupe une grosse moitié centrale dans le roman.
Jean a une relation distendue avec Marion, rechignant à s'engager. On le suppose quinqua. Et en effet, bien des gens à cet âge sont vaccinés contre la vie de couple et optent pour une relation plus espacée dans les deux sens du terme : chacun chez soi, et on ne se voit pas chaque jour.
Pas d'histoire d'amour, pas d'enfant, aucun de ces fardeaux à l'horizon.
Pourtant, Jean s'est pris d'affection pour Luc, le fils de Marion. L'occasion pour Yasmina Reza de quelques propos assez drôles sur la piscine en début de roman (ou le maillot doit être en lycra), puis plus tard, sur les spectacles de la danse ou de l'école, ces spectacles où l'on rit faussement :
Marion riait. Je sais qu'elle ne riait pas pour de vrai mais la voie du rire était la plus commode.
Personnellement je n'ai jamais fait cet effort, mais je valide l'impression générale sur ces passages obligatoires de tout parent !
Jean vit dans l'ombre de Serge :
... je suis le suiveur, le sans personnalité, le qui dit rouge quand l'Aîné dit rouge.
Ce qui lui donne un rôle d'arbitre dans le conflit qui va éclater entre Serge et Nana.
Serge, en effet, a voulu aider Victor, le fils de Nana, à trouver un poste dans un grand restaurant étoilé. Avec toute la morgue dont la jeunesse est parfois capable, le jeune Victor renvoie son oncle dans ses cordes, tandis que l'oncle se braque contre ce petit con. Vieux con contre jeune con, air connu, sans cesse renouvelé. Bien plus proche du vieux con en âge, je n'ai pu m'empêcher d'approuver Victor pourtant...
Victor n'est qu'un prétexte pour que les vieilles rancoeurs sortent. On est dans Un air de famille. La bonne idée du roman, c'est de faire éclater tout cela à Auschwitz. C'est Joséphine, la fille de Serge, donc de la génération N+2, qui est à l'origine du projet : le roman nous montre que la mère de Serge ne voulait pas évoquer cette période, ce que confirme nombre de témoignages de descendants de rescapés en effet.
La visite à Auschwitz nous est d'abord présentée sous la forme d'un voyage scolaire de Margot, la jeune soeur de Victor. Au crématorium, la prof d'histoire-géo et tous les enfants sont pris d'un fou rire nerveux, ce que M. Cerezo, le prof de philo, "un juif accablé", ne supporte pas. Cette première visite permet de mettre le lecteur en condition sur ce qui va suivre : il y a un devoir moral de l'attitude correcte imposé par le lieu.
Serge se braque contre ce devoir : il ronchonne sans cesse, refuse de visiter bon nombre de bâtiments, au grand dam de sa fille qui a tenu à ce voyage. L'électricité est dans l'air, la brouille va se déclarer entre Nana, lassée qu'on critique son mari soupçonné d'être un fainéant, et Serge ulcéré par le peu de reconnaissance de Victor. Tout cela sur fond de folklore, celui que pourra constater quiconque visite aujourd'hui un site "touristique", fût-il terrible comme celui-ci. On fait des selfies devant la porte d'entrée d'Auschwitz, "sur la rampe, un homme joue à lancer dans les airs un enfant", on dîne dans "le meilleur restaurant d'Auschwitz", qui est "la bourgade la plus fleurie que j'aie jamais vue de ma vie". Joséphine photographie tout. Un pavillon en face semble indécent :
Un mini-Neverland admirable par tous, et qui de par son inoffensif grillage bas offre aux enfants dont on suppose l'existence une vue impeccable de la voie ferrée, des deux wagons égarés dans l'avenir comme une guirlande de fond.
On notera l'inoffensif grillage bas. Dans un tel lieu finalement, tout est vite indécent. Mais le plus souvent, on ne conserve de ces sites que des images banales :
(...) lorsque nous rentrerons de ce voyage et que je m'en souviendrai, c'est cette image qui s'imposera à toutes les autres. Ma soeur avec ses bottines trop épaisses et sa besace rouge en travers du corps, marchant la tête penchée et les épaules crispées le long de la voie devant les deux wagons perdus.
Tout ce qui a trait aux deux camps est à mes yeux la partie la plus passionnante du roman. Ainsi sur le silence :
On a entendu un train de marchandises qui passait derrière les arbres. Un son d'autrefois dans le silence laineux de la campagne. Mais de quel autrefois ? me suis-je dit. L'esprit fabrique d'illusoires correspondances. Au temps où ce lieu servait de quai, il n'y avait aucun silence, il n'y avait que chaos et vacarme lugubre. Les lieux trahissent. Comme les objets.
Reza tisse aussi quelques liens subtils, entre les fameuses montagnes de chaussures et celle que Serge a achetées au Vieux Campeur, provoquant une catastrophe (et un fou rire, autre correspondance avec le camp). Ou entre les WC du camp qui contiennent une table à langer alors que des expériences de stérilisation furent menées à Auschwitz.
Hélas, la multitude surabondante de personnages secondaires (Max, Maurice, Cyril, Zita, Valentina, Peggy, Carole, Ramos, Marzio, Paulette, Chicheportiche, Zora... n'en jetez plus) alourdit et disperse le propos. De même que les relations sentimentales de Serge. Le coup de la jeune maîtresse cachée qui fait qu'on est viré de chez sa femme est quand même d'une grande banalité, presque un cliché... Et puis j'aimerais qu'on déboulonne ce mythe-là : le type de 60 balais qui se tape une jeunette... non, mieux, plusieurs...? La réalité me semble bien plus triste. Je n'ai pas encore 60 ans et un petit tour sur les sites de rencontres m'a montré qu'il existe une sélection impitoyable sur l'âge. Donc, le soixantenaire qui multiplie les conquêtes, ça me semble relever du fantasme tel qu'aiment les entretenir les romanciers. Même si Yasmina Reza a le bon goût de tempérer les performances du mâle :
J'en vois d'autres aussi. Elles viennent dans mon gourbi. Une fois sur deux j'arrive à rien. Une fois sur deux, zéro. Bon. Le problème, c'est l'après. Le secret, c'est peut-être de faire semblant de s'endormir. Avec un peu de chance tu l'entends se rhabiller, elle te dit un truc que tu comprends pas et la porte se referme doucement. C'est la soirée parfaite. Tu te relèves, frigo. Tu te dis c'est une chic fille. Tu regardes même si elle a pas eu le temps de faire un peu de repassage.
Heu... c'est quoi l'intérêt pour la fille, là ? On voit assez mal comment elle pourrait y trouver son compte... Bref.
Chronique du temps qui passe, dégrade les corps et les esprits, envenime les relations au sein d'une fratrie, empêche la commémoration de la Shoah (dont le film de Lanzmann est plusieurs fois convoqué), Serge est tout cela. Depuis Hommes qui ne savent pas être aimés, le style a perdu un peu de sa singularité. Et le roman aurait gagné à moins papillonner sur des histoires secondaires. Ce qui me retient au bord du 8. Recommandable tout de même.
7,5