Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell propose la rencontre de deux univers bien distincts, opposés même pourrait-on dire. Une idée fort risquée sur le papier, mais dont l’audace porte ses fruits.
A lire le premier chapitre de Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell, on comprend le projet de James Lovegrove. Le chapitre s’intitule « Une étude en rouge cicatrice », allusion évidente au premier roman qu’Arthur Conan Doyle a consacré à son nouveau héros Sherlock Holmes (l’allusion se trouve également dans le texte original). Et le lecteur habitué aux aventures du détective londonien trouvera ici rien de moins qu’une relecture de la rencontre entre Holmes et Watson, reprenant certains éléments du roman original (Watson revenant blessé d’Afghanistan, Holmes cherchant un colocataire) mais placés dans un contexte différent.
C’est là un aperçu fidèle du projet de James Lovegrove : réécrire les aventures de Sherlock Holmes, d’une façon à la fois respectueuse et inédite. Tout au long des trois cents pages du roman, l’écrivain se tiendra dans un équilibre subtil entre respect éclairé et changement complet de perspective.
Se retrouvant dans un boui-boui minable et mal famé, Watson retrouve un ancien camarade d’école, Stamford, qui lui-même est surveillé par Holmes. Le détective soupçonne le médecin de participer à une série de crimes très particuliers survenus dans les bas-fonds londoniens : les victimes sont retrouvées complètements émaciées, comme si elles n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours. La police ne mène aucune enquête sur le sujet, n’ayant fait aucun lien entre les victimes anonymes. Mais Holmes soupçonne ici le trajet d’un assassin unique.
Les amateurs de l’ambiance si particulière et des méthodes habituelles de Sherlock Holmes retrouveront ici ce qui fait le charme des œuvres de Conan Doyle, et c’est déjà quelque chose de rare : parmi les nombreux écrivains à avoir repris les enquêtes de Holmes, très peu ont su vraiment retrouver le sel des aventures originelles. C’est bien le cas ici, et c’est important : Lovegrove retrouve même les tics de langage de Watson, on peut y reconnaître des expressions typiques, tout un style littéraire.
Mais le roman Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell n’est pas seulement un hommage respectueux, méticuleux mais stérile aux personnages de Conan Doyle. James Lovegrove tente un pari on ne peut plus risqué.
Il va plonger Sherlock Holmes, Watson et autres Lestrade dans le monde des Grands Anciens lovecraftiens.
Au fil de l’enquête, le célèbre détective va découvrir l’existence cachée de ces monstruosités et fouiller les arrière-fonds des bibliothèques à la recherche du sinistre Necronomicon, tandis que Watson va se mettre au R’lyehen, la langue des Grands Anciens. Les protagonistes vont parler de cités perdues et de pyramides enfouies, de civilisations ancestrales et de divinités de ténèbres.
La grande force de James Lovegrove est de rendre tout cela crédible. Les deux univers, pourtant opposés, se mêlent à merveille, d’autant plus que l’ambiance brumeuse et sombre de la Londres victorienne se prête très bien aux histoires de meurtres rituels et d’ombres mortelles.
C’est d’autant plus remarquable que le monde lovecraftien est à l’opposé de celui de Sherlock Holmes. Les aventures du célèbre détective marquent le triomphe de la raison, de la logique et de la déduction. C’est le domaine de l’intelligence. A l’inverse, le monde lovecraftien est la défaite de la raison : on y parle souvent de folie, de monstruosités que l’intellect humain ne peut appréhender, de bâtiments qui échappent à toute loi et logique architecturale, etc. Finalement, doucement, James Lovegrove réécrit les enquêtes de Holmes pour leur faire dire l’inverse de ce qu’elles disent chez Conan Doyle.
Le résultat est un récit d’aventures passionnant et réjouissant, un divertissement réussi et de qualité.
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