Durant les guerres napoléoniennes et le conflit anglo-américain de 1812, le nord de l'Angleterre est secoué par des révoltes ouvrières s'opposant aux employeurs et manufacturiers de la filière textile. Le blocus continental imposé par Napoléon fragilise en effet les filatures qui, pour se moderniser, achètent de plus en plus de métiers à tisser. Une mécanisation progressive qui provoque la colère des ouvriers qui perdent leur emploi et vivent dans une extrême pauvreté.
Charlotte Brontë dresse dans son roman, parut en 1849, un large portrait du Yorkshire de l'époque. Des troubles sociaux à la condition de la femme, en passant par l'influence des pasteurs et des vicaires sur la population, l'auteur fait évoluer tous ses personnages dans cette communauté où tout le monde se connaît. Le titre du livre est d'ailleurs un peu trompeur : le récit ne s'intéresse pas seulement à Shirley Keeldar, jeune héritière fraîchement installée en ville, mais à toute une galerie de personnalités. Néanmoins, c'est bien Shirley qui est au centre des attentions.
Shirley qui, de par son arrivée mais surtout son impétuosité, bouscule la tranquille mais morne vie de la douce et timide Caroline Helstone, nièce de pasteur et secrètement amoureuse de son cousin Robert Gérard-Moore. Ce dernier est en charge de la fabrique d'Hollow et cristallise les tensions des ouvriers locaux qui voient d'un mauvais œil ses achats de métiers à tisser et sa froideur vis à vis d'eux. La fabrique d'Hollow appartenant en fait à la jeune Shirley, Robert Moore et elle se fréquentent de plus en plus, laissant une Caroline désemparée, résignée à l'idée de voir son cousin épouser celle qui est devenue entre-temps son amie.
Les différences de rangs sociaux tout comme de caractères, rythment les relations entre tous ces personnages. Les deux personnages féminins principaux sont particulièrement intéressants. Shirley est une véritable frondeuse, n'hésitant pas à regretter de ne pas avoir été un homme car sa condition de femme l'empêche d'agir à sa guise. Fière, elle est prête à ne pas se marier si les prétendants ne sont pas à sa hauteur. Qu'il soit socialement plus élevé qu'elle, si le tempérament de l'homme qui la convoite lui déplaît, elle le refuse. Riche, elle décide où employer son argent, que ce soit en œuvres de charité ou pour aider Robert Moore. Son amie Caroline est tout l'inverse. Modeste, humble, jusqu'à être extrêmement réservée, elle n'a d'yeux que pour Robert, qu'elle ne cesse de défendre. Fragile mais pas sotte, elle sait trouver la force de se défendre si on la dénigre. Son honnêteté et sa loyauté envers ses proches passent avant ses propres sentiments même si pour cela elle doit être malheureuse. Un malheur auquel elle n'est que trop résignée.
Robert Moore ne vit, lui, que pour sa fabrique. Prisonnier du contexte économique et de son conflit avec les ouvriers, il ne pense qu'à la sauvegarde de la filature, et ce à n'importe quel prix. Si Charlotte Brontë a fait de ce personnage un jeune homme séduisant, il n'en est pas moins pourvu de défauts. Son obstination lui vaut la méfiance des autres habitants des environs, jusqu'à la détestation de ses anciens employés. Une complexité partagée par son frère, Louis, mais dans un autre registre puisque, là encore, Brontë joue sur les contrastes. Ancien précepteur de Shirley, il est silencieux, un peu rêveur, mais intelligent. Rigoureux, il obtient facilement la sympathie contrairement à Robert, mais il n'en devient que plus transparent. Et pourtant…
« Shirley » offre donc une grande place à l'amour, les mouvements ouvriers servant surtout de toile de fond aux intrigues amoureuses des personnages principaux. Une toile de fond active car elle exerce son influence sur les choix de Robert et par ricochet sur Caroline et Shirley. Des liens étroits qui permettent au récit d'être équilibré entre sa dimension sociale et les intrigues amoureuses. Chaque thème est abordé avec finesse et juste ce qu'il faut d'ironie. Les personnages principaux ne sont pas heureux, devant se battre avec leurs problèmes, leurs démons, mais le lecteur se prend d'affection pour eux et se met à espérer que chacun d'entre eux trouvera ce qui lui convient. A noter que le récit a été grandement influencé par la propre vie de Charlotte Brontë qui a perdu son frère Branwell et ses sœurs Emily et Anne durant l'écriture de ce roman. Des événements tragiques qui ont amené l'auteur à changer ce qui était prévu pour Shirley et Caroline sans affaiblir son propos. Bien au contraire.
Un livre que je recommande chaudement, tant pour l'écriture raffinée et plaisante de Charlotte Brontë, que pour son propos intelligent, entre chronique sociale et histoires d'amour qui ne virent pas dans le grotesque ni dans la mièvrerie.