L’autobiographie est un genre des plus anciens, un genre qui naît même avec l’ambition littéraire qui émerge de la littérature même : raconter ce qui est. Ciceron n’en est pas étranger quand il égraine ses œuvres philosophiques de notes biographique sur son parcours politique : il raconte le « je », son histoire, ses pérégrinations. Prenant place dans une longue tradition, l’autobiographie n’en devient-elle pas un genre suranné ? Affadit ? Précise blafard à force d’être sans cesse exercé ? Il ne semble pas. En effet, comment comprendre encore les innombrables autobiographie qui naîtront à la suite de « si le grain ne meurt ? », autant que celles qui l’ont précédé ?
Le genre puise sa fraîcheur dans autre chose, dans une profondeur qui semble toucher à une source qui ne se tarit jamais, donne sans cesse de nouveaux espoirs et de nouvelles formes !
C’est qu’une autobiographie est un exercice de l’auteur sur lui-même, sur sa place dans l’histoire et sur celle de son œuvre dans une histoire du style et du courant littéraire.
L’autobiographie ne s’extrait pas par magie du style d’un auteur pour en comprendre objectivement la genèse et la place dans l’histoire : ce genre est l’expression même du style qui cherche à s’atteindre, à se toucher, à se comprendre dans le mouvement même de sa genèse.
Dans le texte qui nous occupe, Gide nous raconte son enfance et l’inflexion toute particulière que celle-ci prend dans une histoire universelle qui le fait et le modèle, en lien avec ses états d’âme qui naissent d’une confrontation entre deux moments de l’histoire qui se touche. En effet, tout auteur qui fait époque se situe dans un entre deux, dans un abîme qui voit le monde changer de figure pour muer dans une autre dimension. Gide se situe à la fin d’une époque millénaire, héritier des romantiques et des réalistes qui synthétisent l’ensemble des points de vue de l’humanité sur l’existence ! C’est l’heure des philosophies hégélienne, du roman monde, de la synthèse absolue : tout s’y recoupe et on regarde l’humanité dans un développement téléologique jusqu’à nous ; nous sommes les maîtres et les seigneurs de l’histoire. Hugo publie la légende des siècles, fresque poétique de l’histoire universelle de l’homme, Zola son œuvre holistique sur la vie, le pouls naturel d’une société imbue d’elle même, Baudelaire son spleen où l’on se contemple dans sa force et sa puissance en sentant bien que les ailes de chauve souris de l’esprit humain batte un plafond que plus rien, désormais, ne peut dépasser …
Gide arrive ici, presque à la fin de l’histoire, où Dieu est connu, déchu ; ou toute morale devient douteuse et tout conformisme un crime.
Gide, donc, est élevé dans l’esprit puritain qui forme l’ambiance du foyer familial, où les principes n’ont de cesse de résonner dans sa tête comme l’écho d’une voix dont il ne comprend plus le sens ; il vit, agit, aime, désire, déteste, uniquement sous le regard et la coupe de sa mère : elle est son principe, celle à travers qui il vit et existe. En elle, le foyer vivant des principes confinent au conformisme puritain sans grande réflexion : je le fais parce ça se fait.
Mais André le fait en automate et sent qu’autre chose travaille et bout en lui, une force de vie et de dévotion dont il ne comprend pas la portée se met à l’œuvre et le travail, ne pouvant que prendre place dans l’expression de ses premiers romans qui forment une lettre adressée à lui-même ou il se cherche et se tâte. Gide sent ainsi qu’il n’est pas l’ensemble des principes que ses parents lui ont inculqué, il appartient déjà à cet autre domaine où les auteurs se tiennent, dans cet abîme où ils puisent à la source tout leur génie et leur beauté.
Ainsi que faire ? Quand Dieu est mort et que rien ne semble désormais nous enjoindre à aller au delà du monde pour trouver le sens de cette vie ? Comme une fin à jamais repoussée et inatteignable ? Gide puise la force en ce monde, dans ce foisonnement de sensation et de beauté dont le monde fait preuve ; Gide ouvre les yeux et pour la première fois, sent ! Il touche, respire, goûte, voit, entend tout avec une nouveauté exquise. Le monde lui offre le plaisir et l’extrême beauté dont il est capable, les sens s’exaltent et s’irritent, André naît au monde avec une fraîcheur de vivre dont l’expérience le touche et le rend ivre. Gide est ivre du monde et de ce qu’il donne ; un fruit défendu dont la pulpe est indiciblement goûteuse et revigorante. L’auteur recherche donc à tracer le destin de sa découverte, celui du monde dans lequel on vit et qui n’est pas que poussière, mais bien formée de beautés et de sensations, de grandeurs et d’extases.
Gide comprend le basculement de son destin et la manière dont il doit à son histoire de l’avoir guidé vers son fruit rare, sa grande découverte, il cherche à nous rende l’inflexion particulière d’une vie qui a su réceptionné le don de l’être d’une époque nouvelle : celle-ci change de paradigme et cherche ses poètes pour en livrer à l’humanité le sens. Gide est un tel poète, un artiste qui a capté et compris le basculement d’une nouvelle époque : celle de la vision de l’ici bas, du plaisir et de l’extase. Il ouvre la porte de la compréhension d’une société qui nouvellement se forme vers la consommation ses biens qui lui sont donnés de jouir.