Certaines lectures provoquent une stupeur particulière, et celle-ci m'a profondément marqué pour deux raisons très différentes. La première est que cette autobiographie d'André Gide est merveilleusement écrite et qu'elle m'a rapidement plongé dans une atmosphère romanesque très dense comme cela ne m'avait été rarement arrivé par le passé. Je sortis très souvent du texte avec peine, le dévorant avec l'appétit d'un hyperphagique, et, à chaque fois que j'en parcourais une page, je tirais la drôle d'impression de tout percevoir de ce que l'auteur voulait me montrer. Chaque personnage devenait réel, s'incarnait parfaitement dans mon esprit, avec une justesse perturbante, et chaque lieu que le protagoniste parcourait, j'y déambulais avec lui, sentant les odeurs des vieux livres de la bibliothèque paternelle, la chaleur du soleil de Provence ou la grisaille de Paris. Même les aspects les plus ennuyeux de la vie d'André Gide se transformaient en moments de suspens haletant quand il daignait y poser la plume. Cette France de la fin du XIXème siècle n'exhalait pas, dans ce livre, cette odeur de renfermé que l'on peut humer en lisant d'autres romans de l'époque, mais, bien au contraire, le caractère contemporain de toutes ses facettes me frappait au visage avec force. Ces femmes et ces hommes, morts vraisemblablement depuis bien longtemps, vivaient avec cette présence que seuls les vivants portent. Gide décrit si bien ses proches, avec une analyse tellement sincère et spontanée, qu'il est difficile de crier à autre chose qu'au génie, tant sa finesse dans l'élaboration des caractères est juste. Rien dans la description de ces corps ressuscités n'est banal, stéréotypé ou simpliste. Elles sont toujours stupéfiantes de nuance et de contraste. Surtout, l'auteur se remémore le passé, non pas par une chronologie précise, mais bien par une géographie. Les lieux sont les moyens de se souvenir. Avec eux, de la terre d'où ils se trouvent, ceux qui les foulaient du pied se redessinent. Je pense que cette faculté de cosmogonie littéraire là, avec celle de Giono ou de Lovecraft, et peut-être même celle de Nabokov, est une rareté précieuse. En retraçant sa vie, André Gide nous guide dans la passé et nous y fait mieux voyager que des vieux clichés photographiques ou des vieilles bandes vidéos naissantes. Tout y est différent, naturellement, mais en même temps semblable. Ces anciennes manières d'être sont d'autant de traits saillants de notre propre époque. André Gide, en formant son monde avec les mots, abolit les frontières entre le lecteur et lui-même, et surtout entre notre époque et la sienne. Il n'y a plus aucun fossé insurmontable parce que le style se fond parfaitement dans ce qu'il décrit, et la représentation devient soudain la chose elle-même. Son langage si simple et si pur, précis et élevé, est plus convainquant qu'une palette de peinture ou le marteau d'un sculpteur. Et, en ayant découvert Paludes plus jeune, et l'ayant franchement détesté, cela fut pour moi une vraie surprise. Je conclus qu'André Gide était un styliste extraordinaire, avec la hauteur de vue du poète, et la précision rigoureuse du scientifique : une synthèse détonante pour un auteur de cette époque.

La lecture m'a frappé pour une autre raison et fait écho à une question très importante pour moi, si ce n'est cruciale, qui est celle de la morale. En effet, la deuxième partie de son roman, plus court, décrit sa déchéance éthique en Algérie, pendant laquelle il découvre son attirance pour les très jeunes hommes arabes et commence à se délecter de leur prostitution. Malgré son attachement amoureux à sa promise, sa cousine, et n'ayant jamais commis de faute auparavant, le jeune André Gide découvre ce qui était longtemps caché mais qu'il pressentait au fond de lui : son vice, sa défaillance, auquel il s'adonne d'ailleurs complaisamment. Quand je parle de morale, elle doit ici être distinguée de la Loi, c'est-à-dire de la norme juridique, qui s'impose par la force et par des institutions abstraites. Ma morale se définit comme un guide intime de comportement : ce qui est permis de faire, et ce qui n'est pas permis. Peu à peu, deux autres notions se forment également : le bien, ce qui est souhaitable, et le mal, ce qui est horrible et condamnable. Chaque civilisation, à une époque donnée, et dans un lieu particulier, se dote de son propre système moral, et chaque groupe, et puis chaque individu, élabore le sien au gré de divers critères dont l'association est souvent complexe. C'est donc une science inexacte, parce que constellée de préjugés, de jugements de valeur et de déterminismes. Puisque la morale varie dans l'histoire et la géographie, entre les hommes et les Etats, entre les coutumes : elle n'est pas scientifique et est bien une affaire de "goût". Aucune vérité morale ne peut donc jamais réellement être prononcée, ou bien elle est imposée par le joug de la contrainte. Elle est toujours un choix de subjectivité, jamais objective. De plus, on n'élit que très rarement sa morale : elle est imposée par une société, par une économie, une anthropologie, une famille et une religion. Après, tout homme compose comme il peut avec elle et ce qu'il est, parfois la suivant sans se questionner, par conviction ou crainte de la conséquence de son acte, ou bien l'épouse complètement, voire la renie, ou s'en désintéresse. Le bien et le mal sont donc des concepts fuyants aussi fortement que le sont le vice et la vertu. Non seulement il est impossible de les définir, car ils n'ont pas de valeur scientifique, mais en plus, c'est de leur tension que naît l'évolution des mœurs. Dévier de la morale dominante, c'est s'éloigner de la société et risquer l'exclusion, voire l'élimination pure et simple. Trop y coller, c'est s'aveugler de bêtise et de dogme, rester dans l'immobilisme et honorer la tradition sans la questionner, justifier l'ordre tel qu'il est. Les civilisations, doucement et parfois par brusque secousses, font évoluer la morale de manière perpétuelle entre ses deux tensions que sont l'ordre et le changement. Parfois, les hommes, qui sont dominés par leurs causes comme le disait si bien Spinoza, et qui pensent être libres sans savoir ce qui les détermine, n'ont pas de choix, par leur nature, que de dévier de la morale. André Gide est un exemple parfait de cas limite. Aujourd'hui, il est considéré comme la figure parfaite de l'immonde : amateur d'adolescents arabes à peine pubères, il représente sans doute le type d'immoral le plus consensuellement détesté. Au choix pédophile ou violeur à tendance coloniale, qui ne peut pas détester ce Gide ? Précisons que ce dernier sait pertinemment qu'il commet un acte immoral aux yeux de sa société et de son époque, peut-être pas dans les mêmes termes qu'aujourd'hui, mais de façon semblable. Comment donc l'expliquer ? Par son autobiographie, le mystère s'épaissit tout en s'éclaircissant. André Gide grandit dans une famille plutôt privilégiée, raisonnablement bienveillante, entouré et aimé, ne manquant ni d'amour ni d'amis. Il ne subit aucun acte immoral lui-même et est même éduqué dans la religion, à laquelle il adhère d'ailleurs avec vigueur, et ne se corrompt jamais vraiment. Il ne boit pas, ne fume, ne couche pas. Il est un être correspondant tout à fait à la norme de l'époque, ne souffrant ni de misère, à peine de maladie, bien souvent un peu simulée, et très éloigné des turpitudes des décadences de la capitale de Paris. Le jeune André Gide prend même peur devant les prostituées vivant près de chez lui, quand il les croise sur le trottoir le soir. C'est un garçon tout à fait savoureux, intellectuellement comme dans ses relations humaines, capable d'aimer et de donner de l'attention ainsi que de la tendresse. Il n'est pas un être à la personnalité trouble et à l'esprit cassé. Il est même plutôt un modèle de réussite et d'abnégation.

Et pourtant, ce garçon se laisse, dans ce voyage loin de chez lui, succomber non seulement à l'homosexualité, qui n'est pas à l'époque chose très louée, loin s'en faut, mais bien à une forme d'éphébophilie, et sur une catégorie d'indigènes opprimés qui, s'ils semblent consentants à l'écriture, vivent dans une pauvreté qui les rend par nature dominés et fragiles. André Gide les désire et les consomme comme des objets, s'enivrant de leurs corps et de leur caractère "exotique". Il sait que cela est immoral, et même profondément immoral. Pourtant, il confesse son acte mauvais, il s'y résout sans trop forcer et choisit délibérément, en tout cas c'est comme cela qu'il le décrit, le vice contre la vertu, comme s'il avait décidé d'y renoncer par goût de l'obscur. S'il reconnait ne pas savoir pour quelles raisons il désire cela et choisit de s'y laisser entraîner, il avoue bien s'y adonner volontairement. Comment ce jeune homme délicieux peut-il décider de s'abstraire d'une morale à laquelle il semble adhérer et qu'il n'a jamais violé auparavant ? Comment, dans ce voyage presque initiatique, choisit-il d'élaborer sa propre morale et de se considérer comme assez exceptionnel pour ne pas se plier à l'éthique des autres ? Comment ce jeune garçon protestant et sensible, élevé dans un milieu puritain et privilégié, sans mauvaise fréquentation, peut-il se laisser déchoir devant lui-même ? André Gide donne des clefs à cette question qui peut nous éclairer pour aujourd'hui, et ces dernières font d'ailleurs écho à son style littéraire. Il semble qu'André Gide ne succombe à l'immoralité qu'à condition que cette dernière soit extérieure à son univers physique et mental. Il le répète régulièrement : il ne parvient pas à associer l'amour et le désir. Quand il aime, sentiment profond et moral, toute tentation de l'immoral, matérialisé dans le désir, disparaît. A l'inverse, tout ce qu'il désire doit être sans amour, sans intellect et sans dialogue. André Gide a ainsi régulièrement eu des amitiés très fusionnelles avec des hommes, mais leur caractère intellectuelle empêchait tout désir ou toute coucherie, ce qui l'opposait en ce sens à Oscar Wilde qu'il côtoie. En couchant avec des jeunes hommes étrangers, André Gide couche avec des corps sans intellect, sans amour véritable possible, avec des "choses" extérieures à son humanité et à son univers mental. Et cela est d'autant plus frappant que ce vice se déclenche en Algérie, très loin de sa géographie habituelle, au cours d'un voyage éprouvant physiquement et extrêmement dépaysant. Placé à l'extérieur de son système moral , il renonce à la morale. Cette idée est extraordinaire à bien y réfléchir, parce qu'elle montre l'importance capitale du sociétal, de l'environnement, de l'encadrement, de la structure, dans le respect des interdits moraux. Toutefois, l'idée se renverse également. Si André Gide commet ces actes immoraux, c'est aussi parce qu'ils sont si immoraux dans son esprit, qu'ils ne peuvent pas être associés à l'amour, à la pensée et donc à l'empathie, ce qui décuple encore l'immoralité de la chose. A l'origine de l'immoralité est donc la morale chez Gide : parce qu'il ne peut envisager moraliser l'immoral, il l'extériorise et réifie ceux qu'il désire, ne leur laissant aucune possibilité d'exister autrement que comme un corps sans voix et sans âme. C'est donc sa parfaite formation éthique, nimbée de protestantisme, qui a tout de même enfanté dans l'histoire du Monde des éthiques les plus complètes et des immoralités les plus totales, qui le mène à fauter d'autant plus. Il faut en tirer une leçon bien simple : un esprit torturé par une morale trop ferme clive la vice et la vertu à un tel point que, mis dans une situation d'extériorité à la vertu, géographiquement et personnellement, le vice s'épanche sans mal, ne se bornant plus par rien. André Gide n'apporte pourtant pas de réponse à ce qui ne le ronge pas mais le questionne. Son honnêteté est troublante et irradie une vérité humaine toute simple : celui qui dévie de la règle morale, aussi peu scientifique soit-elle, est rarement un malade ou un monstre. Le déviant est un homme, certes guidé par des tendances internes au sens spinoziste dont il ne peut se défaire, et qu'il ne choisit pas, mais qui a besoin d'un environnement particulier, d'un chemin précis, pour vraiment que ces dernières se développent dans leur puissance. Le rôle de la conscience est donc flou et Gide ne répond pas à toutes les questions, mais il éclaire d'un roman fabuleux, la noirceur d'une partie de sa vie, et donc de la notre. Un chef d'œuvre.

PaulStaes
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le 31 août 2023

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Paul Staes

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