Je peux être particulièrement enclin à aimer les œuvres de cette époque ― l’époque de Heian ― et non pas tant qu’elle soit fascinante par elle-même, mais c’est bien l’image qu’en donne ses écrivains et ses artistes. La prose de cette époque dit et décrit constamment sa cité, de quoi sont faites ses cloisons, ainsi que l’harmonie capitale ― faite de couleurs, de dessins, d’évocations ― qui établit chacun à son fonction, structure et ritualise la vie en société, dans les échanges et jusqu’aux moindres mouvements. Si l’on sort de la règle (et pour le meilleur ou pour le pire, cela arrive tout le temps) c’est alors qu’on entre dans « le rêve » ― c’est ce que le Torikaebaya Monogatari (Si on les échangeait) montre.
Je ne m’attendais vraiment pas à une narration menée avec un tel brio. L’auteur (anonyme) met en regard les points de vue de tous les personnages, ceux-ci s’épiant les uns les autres. Dans ces espaces pourtant aménagés pour une vie secrète, tout se voit, tout s’entend. L’auteur nous donne accès à la pensée des personnages, émaillée de poèmes et d’allusions et d’une subtile perplexité de personnages bernés dans un jeu complexe du genre courtois. Cet échange dans les tissus chamarrés et les évocations de lacs et de lune, gagne vraiment en profondeur ; mais ce qui se joue sur le plan narratif, est un engrenage discret, impitoyable, absorbant. C’est une femme qui s’est changée en homme qui est aux prises avec. Or cet engrenage s’accorde si bien avec les jugements et les idées de ce monde (fatalisme issu de lois humaines et divines) qu’il paraît naturel ― alors qu’il est le fait d’un homme, le fait d’une manipulation exécutée avec douceur ― toute violence étouffée ― l’homme ne semble même pas se rendre compte de ses actes.
Il serait cependant trop simple de ne voir qu’un rôle de persécuteur chez cet homme. C’est au travers de sa confusion ― la sensation d’un rêve ― qu’on voit l’autre jeu de mystifications qui a été mis en place, des tours cocasses, des déguisements. Que ce soit pour piéger ou pour se sortir d’un piège, tous les rouages et les ressorts de cette société sont mis à profit ― ce qui permet à l’auteur d’exposer en filigrane ce que ces places et ces fonction engagent dans la vie quotidienne (la place de la femme notamment). On se croirait vraiment sur le plateau d'un jeu, en damier. Ou dans Marivaux.
Je suis épaté. Je m’attendais tout au plus à être amusé par une parodie du Dit du Genji ― mais le Torikaebaya Monogatari se démarque très bien de son illustre modèle (il est certainement plus facile d’accès). Oh bien sûr, il y a des correspondances, et des allusions à d’autres œuvres (sans les notes, on ne pourrait pas toutes les déceler) ; correspondances qui servent le comique ― par le détournement ― allusions développant le caractère évocateur de cet œuvre et de toute cette littérature de Heian ― un monde en soi.
Lu du 31 mars au 12 avril 2024 - Traduit du japonais par Renée Garde - 400 pages (Les Belles Lettres)