"Voyager ici, c'est souvent glisser entre des temps différents qui se téléscopent, des comportements, des manières de penser, des modes qui se chevauchent, se contredisent ou se coagulent" (p. 268).
La construction imbriquée de cette phrase donne à voir la structure globale de l'oeuvre d'Anne Brunswic. Cette chronique de ses deux voyages en Sibérie (2004 et 2005) est le théâtre de rencontres multiples, à la fois humaines et culturelles, rythmées par les à-coups et les vestiges, parfois lourds -- souvent -- d'une histoire dont sont contemporains les Russes qu'elle rencontre. L'autrice parvient (selon moi) bien à équilibrer les différents affluents de son récit. On pourrait penser que ce livre n'est que la recension des étapes de son voyage, et des dialogues qu'elle a eus avec les locaux. Or, chaque personne rencontrée, avec son histoire personnelle, vient nourrir ces chroniques et leur apporter une saveur particulière ; s'enchâssent les récits de vie, avec des détails qui nous semblent parfois gratuits, et les statistiques qui fixent le cadre du livre, soustrayant ainsi les dires des intervenants à cette gratuité qui pourrait les accabler.
Les phases où sont développés certains faits / phénomènes sont très intéressantes. Je citerais, par exemple, celles qui évoquent :
- Le camp de l'archipel des Solovkis
- La construction du port d'Arkhangelsk
- La Tchoukotka et son gouverneur de l'époque Roman Abramovitch, oligarque russe et milliardaire d'importance mondiale (cf. Magasine Forbes)
- La vénalité industrielle qui conduit à l'assignation de populations autochtones et nomades sur un territoire qui ne correspond pas à leurs besoins
- Le rapport des Russes à l'alcool, autrement dit, l'épidémie d'alcoolisme dont le pays souffre
- La force et résilience des populations qui se débrouillent malgré tout et éclairent l'horizon obscur que peut nous donner ce livre de la Russie.
Bien-sûr, ces sujets sont traités de manière subtile et non manichéenne. Anne Brunswic les discute, à partir de ses connaissances mais aussi à partir de celles des protagonistes de son récit. À cet égard, l'angle féminin (/ féministe ?) est aussi à relever. Ces chroniques sont peuplés du récit de ces femmes, souvent dépeintes en véritables matrones qui mènent de front vie professionnelle et vie familiale au sein d'un foyer souvent déserté par les figures masculines.
Cet angle sert à l'intelligence du récit d'Anne Brunswic. Il démontre, en effet, que ce livre n'est pas le conglomérat de plusieurs histoires et dialogues qu'elle aurait réunis ensemble ; c'est bien plutôt le fruit cohérent et logique d'une réflexion globale sur ses voyages. Elle a fait un tout des informations, sentiments, réflexions qu'elle a glanées ça-et-là. Ainsi cet angle féministe est-il le résultat d'un constat qu'elle s'est fait a posteriori, une fois, sans doute, la somme de ses notes réunies face à elle. Il est le résultat d'un parti-pris sur ce qu'elle a vécu, ressenti, appris.
Il confirme la pertinence d'une citation de Nicolas Bouvier dont elle a fait l'épigraphe de son chapitre 14 : "Le voyage fournit des occasions de s'ébrouer mais pas -- comme on le croyait -- la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d'un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert à la curiosité, à l'intuition, au coup de foudre" (p. 221).