Soif
5.9
Soif

livre de Amélie Nothomb (2019)

Roman de la rentrée ? Des clous !

Quelles furent les dernières pensées de Jésus ? On a déjà lu ça, écrit et pensé de manière autrement brillante. En 1991, le Portugais José Saramago écrivait : l’Evangile selon Jésus Christ. Un Évangile selon Saramago plus que selon Jésus, qui n’en est pas le narrateur. Une scène de dialogue entre Dieu et Satan m’avait enthousiasmé malgré la naïveté de sa dénonciation de l’usage immodéré de la Foi. Dieu et Satan, les deux faces menteuses de ce Janus aux appétits d’un Saturne, bavardaient sur l’avenir du fiston et de la religion. Cette scène allégorique figurait déjà dans le premier Faust de Goethe (prologue au ciel), sauf que l’objet des spéculations divines était sous la plume du poète Allemand, Faust et non Jésus : C'est dans l'obscurité qu'il me sert aujourd'hui, Mais je le conduirai bientôt vers la lumière. On pourrait confondre… un autre écrivain devenu producteur de livres bancables nous avait gratifié en 2000 d’un merveilleux Evangile selon Pilate qu’une question résume : le Christ avait-il la conscience de sa messianité ? C’est pourtant en 1954 que Níkos Kazantzákis avec la Dernière tentation du Christ (la première étant celle vécue dans le désert), se rapprochait le plus de la préoccupation de l’auteure, en décrivant l’incarnation d’un fils de Dieu charnelle et spirituelle, similaire pour chaque Homme, et qui devient à cet exemple le siège d'une lutte entre ces deux natures : « Depuis ma jeunesse, mon angoisse première […] a été celle-ci : la lutte incessante et impitoyable entre la chair et l'esprit. Mon âme est l'arène où ces deux armées se sont heurtées et combattues. ». Le débat entre ces deux moyens était déjà évoqué lors du concile de Chalcédoine, en 451. L’hérésie reprochée à cet ouvrage relevait plus de l’hystérie que de la critique théologique fondée. Ce Jésus-là doutait de sa filiation alors que celui de notre autrice y souscrit sans réserve, regrettant la fin et les moyens pour accéder au statut de Sauveur.


Face à ces géants de la littérature (si on croit en la vertu des prix, Saramago sera prix Nobel de littérature en 1998 pour son roman L’Aveuglement). Nothomb traite à son habitude le sujet de manière assez désinvolte (oui et non), pourquoi pas après tout; mais la réflexion de l'auteure reste superficielle. Lorsqu’elle n’élucubre pas, elle bâcle ou joue les nébuleuses. Amélie-San convoque quelques personnages habitués à faire le pied de grue en bas de la croix. Judas obtus et colérique. Longin le Centurion à la lance, simplement humain. Desmas et Gesmas en vedettes américaines. Le portrait de Pilate n’est qu’esquissé. Marie-Madelaine a comme toujours la vedette. Quelques irrévérences appuient l’image d’une littérature moderne, décomplexée avec ce qu’il faut de hardiesse pour faire glousser le lecteur. Jésus les aime costauds : Pierre, Simon de Cyrène… Toutefois, Nothomb nous gratifie d’une scène de comédie lors du procès de Jésus (un des meilleurs moments du livre) lorsque chacun des miraculés vient témoigner à charge contre le Christ sur le ton du : c’était mieux avant. Le possédé s’ennuie. L’aveugle ne voit rien de beau. La mère de l’enfant paralytique se plaint du bon vieux temps où le garnement se tenait tranquille. On regrette que cette lecture décalée n’ait pas été développée. Quitte à ne pas dire grand-chose, autant ne pas dire grand-chose avec le sourire.


Jésus, l’omniscient évoque Thérèse d’Avila, Malherbe ou Proust. On sourit encore. Çà et là quelques anachronismes rajeunissent les effets d’une histoire rabâchée. Parfois, le ciel nébuleux de la réflexion laisse entrevoir un coin de ciel bleu. Ainsi, un autre moment magique ouvre une fenêtre temporelle lorsque Jésus est emprisonné après son procès. Le temps nécessaire au récit, liberté que n’offrent pas le Nouveau Testament. « La nuit d’où j’écris n’existe pas. Les Évangiles sont formels ». Mais de quoi est rempli cet espace ? Ce Jésus est un Dieu incarné mort de peur à l’idée de mourir ; déjà trop contaminé d’humanité. Cioran aurait raillé : Naître, c’est s’attacher. L’Amor fati, n’est pas pour ce Dieu-là. Avec l’auteure, on s’interroge. Un réquisitoire s’ébauche. Comment la crucifixion est-elle censée racheter les péchés de l’Humanité ? L’homme qui accepte cette crucifixion infamante en connaissance de cause, peut-il prétendre s’aimer ? Et, s’il ne s’aime pas, comment pourrait-il répondre au précepte « Aimez-vous les uns les autres comme Dieu vous aime » ? Subtilement l’auteure, sur les traces de Nietzsche, apporte sa critique d’un christianisme, depuis sa création, hostile au corps et au plaisir. La décision chrétienne de trouver le monde laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais (le Gai savoir). Ce Jésus se pose la seule bonne question : l’homme ne paie-t-il déjà pas suffisamment en vivant, en s’attachant et en mourant ? Au cours de cette nuit, la mort embusquée donne un surcroît de lucidité au Sauveur. Jésus pose un regard sur son existence et sur l’humanité telle qu’il a pu l’observer au cours de ses pérégrinations. C’est peut-être dans ces réflexions que le fil se distend. Le souvenir du regard humaniste de Kazantzákis avive nos regrets. Il est plus facile de donner sa vie une fois pour toutes que de la donner goutte à goutte dans la lutte quotidienne, philosophait l'écrivain Grec. Ce projet d’une définition au seuil de la mort d’une humanité créatrice de mauvais Dieux ne méritait-il pas plus de 150 pages ?


Un roman frustrant brouillon, une amorce pas tout à fait un roman. A propos du film All Is True de Kenneth Branagh, j’affirmais que la trop grande modestie de Shakespeare avait nui à sa promotion de son vivant et ouvert aux spéculations. Tout le mystère qui entoure le poète résulte de la distorsion entre l’auteur et l’homme et le désir du lecteur de retrouver de l’auteur dans l’homme et non de l’homme dans l’auteur. Nathalie Nothomb ne court pas ce risque. Elle a de l’écrivaine le panache à défaut d’avoir toujours la plume. Ça tombe bien, j’aime les deux.

Lissagaray
8
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le 14 sept. 2019

Critique lue 396 fois

Lissagaray

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