Anna Akhmatova n'a que vingt-deux ans quand elle publie en 1912 son premier recueil "Soir". Drôle de titre pour quelqu'un d'aussi jeune ! Mariée depuis deux ans, elle attend son premier enfant. Son mariage avec le poète Nicolas Goumiliov est mal assorti, bat de l'aile.
"Soir" commence sous la double invocation de l'amour et de Pouchkine. Mais peut-être l'amour et Pouchkine sont-ils les deux faces d'une même médaille ?
"... Voici mon double. Il est en marbre.
(...) Tu es froid, tu es blanc. Patience !
Moi aussi, je deviendrai marbre".
Une voix s'impose d'emblée, celle d'une femme d'une rare maturité, qui analyse les relations passionnelles avec un détachement cinglant. Pensées, souvenirs, dialogues se télescopent. Les phrases sont courtes, claquent comme des coups de fouet :
"Pourquoi es-tu si pâle aujourd'hui ?"
- Parce que je lui ai fait boire
Jusqu'à l'ivresse une amère douleur.
Comment l'oublier ? Il est sorti, il titubait,
La bouche tordue par la souffrance ;
Sans toucher à la rampe, j'ai couru,
J'ai dévalé l'escalier jusqu'à la porte.
Le souffle court, j'ai crié : "Ce n'est pas vrai.
Il ne s'est rien passé. Si tu pars, je meurs."
Il a souri, calme, sinistre.
Il m'a dit : "L'air va te faire du mal."
De son ton personnel, Akhmatova aborde d'autres thèmes : l'enfance, la nature ou la chanson populaire. Dans ses poèmes lyriques, éléments naturels et objets s'accordent à ses états d'âme.
"Je suis venue là, moi, la fainéante,
Qu'importe où je vais m'ennuyer !
Sur la colline un moulin somnole.
On peut se taire ici des années.
Au-dessus des liserons secs
L'abeille passe d'un vol mou.
Près de l'étang, j'appelle l'ondine.
Mais l'ondine est morte. (...)
Je note tout. Tout me paraît nouveau.
Les peupliers ont une odeur humide.
Je me tais. Je me tais. Je suis prête,
O terre, à être terre comme toi."