Désamorcer le conflit jeunes/vieux en revenant au réel

« Nul ne ment autant qu’un homme indigné », écrivait Nietzsche. A plusieurs reprises, j’eus peur que Salomé Saqué ne confirme une fois de plus cet aphorisme. Dans son livre, la journaliste de Blast revendique souvent son indignation. Ce qui la pousse parfois à simplifier la complexité du réel. Je pense notamment à son analyse du meurtre de Nahel : émue à juste titre par celui-ci, elle compare le geste du policier meurtrier à celui d’un cow-boy de jeu-vidéo. Cette manière de psychologiser sommairement l’action oblitère à la fois les grandes difficultés matérielles avec lesquelles les policiers doivent composer pour exercer leur métier et le racisme systémique de la police, autrement plus féconds pour comprendre cet acte tragique. L’indignation, par définition morale, tend à dépolitiser l’analyse factuelle.

Et pourtant, factuelle et politique (au sens noble du terme), Salomé Saqué le demeure largement plus que ses homologues. D'abord, parce qu’elle sait que tout ouvrage est subjectif ; ce qui lui permet d’assumer sa subjectivité, et de la soutenir par une déontologie rigoureuse. Comment ? En faisant ce que ne font pas nombre d’intellectuels pérorant sur la jeunesse : en rencontrant des jeunes, en rapportant fidèlement leurs témoignages, et en menant un travail de terrain. A cet égard, les taquets envoyés à Brice Couturier, ayant écrit un livre et livré de multiples interventions se répandant sur les jeunes sans avoir dialogué avec un seul d’entre eux, sont à propos autant que jouissifs.

Aux assertions des idéologues conspuant la jeunesse (Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Elisabeth Levy, et j’en passe), la journaliste oppose non seulement la parole de ceux qui en sont trop souvent privés sur les plateaux télé ou dans les colonnes des grands journaux, mais aussi des études concrètes. C’est concrètement que la vie des jeunes a davantage été sacrifiée durant la pandémie, que les nouvelles générations sont plus exposées au chômage que les anciennes, ou encore qu’il est plus difficile d’accéder à la propriété aujourd’hui que sous les trente glorieuses.

Pluraliste, l’ouvrage l’est à plus d’un titre. D’une part, parce qu’il donne voix au chapitre à tous. Je m’attendais à y entendre des jeunes de quartier populaire ou des étudiants précarisés, mais j’ai été agréablement surpris d’y trouver aussi les témoignages de bourgeois, et même d’identitaires, à l’opposé des idées de Saqué et pourtant retranscrits en toute transparence. D’autre part, parce que s’il recentre sur des questions à mon sens plus essentielles que le péril wokiste (catastrophe écologique, casse sociale généralisée, sentiment d’impuissance politique…), il aborde également des thèmes encore sous-traités médiatiquement et pourtant centraux dans la vie de nombreux jeunes, tel le rapport aux nouveaux réseaux sociaux (TikTok, Twitch) ou à l’illégalité comme dangereux espoir de sortie au sein d’un système économique de plus en plus verrouillé (crypto-monnaie, commerce sexuel).

Bref, « Sois-jeune et tais-toi » est une œuvre de vrai et de bon journalisme. Et, cerise sur le gâteau, les nombreux témoignages qu’il recèle sont souvent émouvants.

Cependant, je lui trouve deux limites non négligeables.

La première, c’est qu’il manque parfois de radicalité. Formée en économie, Saqué cite avant tout Gilles Raveau et David Cayla, solides, mais gentiment keynésianistes. Qualifie Méluche d’anticapitaliste, ce qu’il n’est en rien, dans ses analyses comme dans son projet politique. Amalgame le Venezuela aux régimes dits illibéraux, alors que s’il est certes autoritaire, Maduro est autrement plus progressiste que Bolsonaro ou Erdogan. Déplore que l’école résorbe mal les inégalités, tandis qu’elle les aggrave autant qu’elle les justifie.

Ainsi, malgré son pluralisme, l’ouvrage trahit une vision de centre-gauche atlantiste et soluble dans le capitalisme. Or, c’est au capitalisme (et a fortiori au capitalisme américain) que sont dus la majorité des problèmes de la jeunesse. Parler d’un monde de plus en plus capitaliste sans adopter une grille de lecture marxiste, c’est se condamner à ne pas tout y voir. Comme en témoigne-découle la seconde limite du livre.

Et cela me peine de l’écrire, car il s’agit peut-être de ce qu’il a de plus beau : Salomé Saqué dépasse le conflit des générations en adressant aux anciens un cri du cœur. Elle en appelle à l’union de tous, pour éviter le chaos qui nous menace tous et en détruit déjà certains. Ce cri, c’est Marivaux, qui provoque l’empathie des dominants pour les dominés en en passant par l’utopie. C’est Bernanos qui s’adresse aux bourgeois catholiques de son époque en brandissant le message ascétique du Christ. Le livre n’a rien d’immature, mais sur ce point, il est celui d’un enfant demandant à ses parents de le comprendre, et ne comprenant pas pourquoi ils ne l’aident pas. Car malgré sa force, ils ne le rejoindront pas. Pour résoudre les problèmes contemporains, et en particulier la question écologique qui lui tient tant à cœur, je pense humblement que Salomé Saqué pose les choses trop approximativement.

Ce ne sont pas les vieux, mais les capitalistes, qui ont décidé de saccager le vivant. S’ils l’ont fait, ce n’est pas par frivolité, mais pour en extraire sciemment le plus de profits possibles. La lutte que nous vivons est principalement une lutte de classes, et auxiliairement une lutte de générations. Il s’ensuit que le principal problème n’est pas l’égocentrisme des vieux, mais la nuisance extractiviste des marchands. Laquelle peut certes continuer à se déchaîner grâce à l’adhésion majoritaire des anciennes générations. Mais cette adhésion, les capitalistes la créent autant qu’ils la réutilisent pour se légitimer, en garantissant aux anciens des conditions de vie globalement moins inconfortables que celles des nouvelles générations. Le positionnement de la majorité des vieux est une conséquence, qu’on ne résoudra qu’en s’attaquant à sa cause : le système économique qui profite encore à ces mêmes vieux. Ce qu’il faut avant tout, ce n’est donc pas appeler à l’empathie, mais engager un rapport de forces. Car, comme le dit le camarade Lordon, ils ne lâcheront rien.

Ainsi, Salomé Saqué devra prendre garde à ne pas suivre la trajectoire d’un Usul, ou de tant d’autres, qui ont peu à peu aseptisé leurs discours après avoir secoué et revigoré le milieu médiatique. Vu ses interventions à France Inter ou son arrivée au Nouvel Obs, je crains qu’elle ne les imite. Ce qui serait dommage, vu son honnêteté et sa rigueur intellectuelle rares.

En attendant de chasser les marchands du temple, partager ce livre sera une belle première étape. Et comme je pense qu’il sera surtout lu par des jeunes, déjà acquis à sa cause, je l’offrirai à mon grand-père, fervent lecteur de Causeur et Front populaire.

Enfin, même si Salomé Saqué finit par se rallier à la droite complexée, cela ne retirera rien à tout ce qu’elle a accompli, et accomplit encore. Allez, je ne résiste pas l’idée de conclure en partageant son entretien avec Bernard Friot (https://www.youtube.com/watch?v=SExgkQ0HiOc) et sa chronique sur l’euro (https://www.youtube.com/watch?v=L3Cjf73q_I0 ; https://www.youtube.com/watch?v=9TApZz0naxU ; https://www.youtube.com/watch?v=k5bWjAUXpB4 ; https://www.youtube.com/watch?v=SCq06W2CuI8).

GilliattleMalin
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le 24 avr. 2024

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