De formation artistique et d’abord connu pour ses peintures et ses dessins, Hallgrimur Helgason est devenu une grande voix de la littérature islandaise, à l’ironie caractéristique. Avec ce premier tome d’une trilogie explorant les transformations de l’Islande depuis son émergence d’un quasi Moyen Age au tournant du XXe siècle, il entame une vaste fresque digne des grandes sagas islandaises.
L’Islande ne serait pas devenue la nation d’aujourd’hui sans cette manne providentielle que fut le hareng et ses grands bancs appréciant ses eaux froides. Pourtant, tout entiers tournés vers la pêche au requin, dont, considérant sa chair toxique, ils se contentaient de prélever le foie pour le précieux combustible que son huile fournissait au monde, ses habitants dédaignèrent longtemps ce qu’ils considéraient un « poisson de malheur », lui préférant les sombres et visqueuses soupes de lichens, bien insuffisantes face aux habituelles disettes.
En cette fin de XIXe siècle, la vie en Islande est restée cadenassée à l’âge de pierre. Sans routes et cernée par des eaux tempétueuses prises par l’embâcle une bonne partie de l’année, cette terre inaccessible et enclavée par des reliefs abrupts, torturée par le froid et les intempéries incessantes, plus souvent caressée par l’obscurité que par la lumière du jour, n’est encore qu’un monde « figé depuis mille ans », ne connaissant ni roue, ni argent, ni allumette, où « les tâches saisonnières forment les maillons fixes d’une chaîne immuable », « chaque journée de travail [...] la suite logique de la veille et le prélude au lendemain. »
Lorsque, épuisé, le fermier Eilifur Gudmundsson rentre chez lui avec les trois kilos de farine qui lui a fallu aller quérir à plusieurs jours de marche dans la neige et la tempête pour sauver sa famille de la famine, sa maison de tourbe au toit herbu a disparu, avalée avec ses habitants par l’une de ces avalanches dont la fréquence fait dormir les gens encordés les uns aux autres. Protégée par une poutre, seule la vache a survécu et, avec elle et son lait, le dernier né, Gestur, un petit garçon de deux ans. Ainsi commence le récit d’apprentissage d’un enfant qui connaîtra trois vies au gré des aléas qui continueront à s’enchaîner, et, à travers lui et une myriade de personnages hauts en couleur, aux corps tordus comme des clous et aux trognes avinées, mais héroïquement accrochés aux merveilles d’humanité cachées sous la misère, la crasse et les vieilles croyances, l’épopée picaresque d’un bout de terre oublié, soudain transformé en « Klondyke » lorsque les Norvégiens viennent y pêcher massivement le hareng.
Son ironie caustique fait tout le sel de cette fresque pittoresque et attachante, où les âpres beautés de l’Islande n’ont d’égale que la vaillance de ses habitants, des « crétins » archaïques, impressionnants d’énergie et désarmants de poésie, sautant tardivement du servage moyenâgeux au capitalisme moderne. Captivé tout au long de ses près de six cents pages, l’on referme ce drôle et formidable roman avec une hâte : que la traduction française du deuxième tome déjà paru en islandais soit au plus vite disponible. Coup de coeur.
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