Jeune rebelle plein de grâces et de fureur, fruit ambré mûri au soleil grec de Céphalonie, boucles noires et longs cils mauresques, il est Solal des Solal, fils unique et choyé du rabbin Gamaliel.
Mais à 10 ans, dans son île, il a connu le massacre des juifs, à 13 ans, sa barmitsvah, qui célèbre la fin de l'enfance, le consacre homme aux yeux de tous, tandis qu'en filigrane résonne à ses oreilles la dure loi de Moïse, transmise par son père en ce jour de fête :
Méprise la femme et ce qu'ils appellent beauté. Ce sont les crochets d'un serpent...Nous sommes le monstre d'humanité car nous avons déclaré combat à la nature.
Le désir stigmatisé, la femme tentatrice, adulée mais honnie, une déchirure que le héros porte en lui depuis lors, fasciné et horrifié tour à tour, par les passions charnelles qui l'habitent.
Solal, roman d'amour, certes, mais roman juif avant tout, que Cohen définit ainsi : "un arbre de Judée dans la forêt française", premier opus de la tétralogie des Valeureux, paru en 1930, et dont la prose, gorgée d'une sève tout orientale, exalte le miracle de la chair, cri d'amour, instants vertigineux qui annoncent déjà Belle du Seigneur :
reins creusés, toutes veines dardées...Rythme premier et rythme père.
Reins que lève l'Eternel, reins que baisse l'Eternel, coups profonds de l'Eternel...La femme tombait du ciel en grand ciel noir, larges ailes battantes...
"Les paupières de l'Eternel ont battu trois fois et trois ans ont passé "
Solal a seize ans.
Adrienne de Valdonne la belle, la blonde, il la veut et il l'aura, dût-il la ravir à son vieux consul de mari avec qui elle s'étiole.
Ivre de désir, fou de liberté, Il ose, il séduit, et prend à bras le corps sa première conquête pour une folle équipée à Florence, abandonnant sur place sa tribu hirsute et magnifique, vibrillonnante et exaltée, pieuse et irrespectueuse, lancée à ses trousses.
Mais qui sont-ils donc ces "grotesques" magnifiques qui ont pour nom Saltiel, Mangeclous , Salomon ou Matthatias?
Personnages truculents, ils constituent la trame même du roman au moins autant que le personnage principal.
Il y a là "le Sage" et "le Bey des menteurs", "le Compliqueur de procès" et "le Père de la crasse", ou encore le gros petit homme, joues imberbes et ventre en avant, vendeur de boissons fraîches et poète à ses heures.
Dans une langue fleurie, dégoulinante de saveurs, de parfums et de senteurs musquées, Albert Cohen nous ouvre les portes d'un univers baroque et picaresque haut en couleurs, oeuvre unique qui bouscule règles et conventions, riche de son foisonnement bigarré et de ses outrances, à l'image des siens, ces juifs de méditerranée, ce peuple poète, ardent et excessif, à qui il rend un vibrant hommage avant que la barbarie ne s'abatte sur eux .
" Nom de soleil et de solitude", Solal serait-il l'Elu, éclairé par une lumière divine, mais désespérément seul, à l'instar du prophète, à moins qu'il ne soit le juif errant en quête de la terre promise ou du Paradis perdu...
Une errance qui de prince solaire et lumineux le fera mendiant hagard et halluciné, rejeté par la femme qu'il aime follement : Aude, enlevée le jour de son mariage avec un autre, mais qui ne partage pas ses croyances, tentant désespérément de concilier l'inconciliable, son amour et les racines qu'il n'a pu renier :
Je suis tout à fait comme eux.Tu n'as pas su les voir, les vrais,
ceux de l'esprit, ceux qui étaient mêlés aux autres hier soir.
Livre de souffrance d'un être d'ombre et de lumière, chant de vie au rythme effréné et puissant, mais surtout portrait d'un être indomptable et flamboyant qui porte en lui les excès de son peuple :
Chez nous les grotesques le sont à l'extrême, les avares à l'extrême,
les prodigues, et il y en a beaucoup plus, à l'extrême, les
magnifiques à l'extrême : le peuple extrême.
Une oeuvre déroutante parfois, tumultueuse et inspirée, ô combien , qui vous agace, vous séduit ou vous happe, mais une oeuvre incontournable.