Une approche honnête de "Solaris", chef d'oeuvre de la littérature de SF "classique", requiert évidemment de faire l'impasse sur la "lecture" mémorable que Tarkovski en fit, pour essayer de se concentrer sur les immenses qualités du livre lui-même...
Ce n'est pas chose aisée, d'autant que les premières pages de Stanislas Lem, retraçant "en mode accéléré" le long voyage intergalactique du Dr Kelvin avant son arrivée à la station spatiale de Solaris, souffrent clairement du demi-siècle de développement technologique qui s'est écoulé depuis l'écriture du livre. Ce n'est qu'une fois que nous nous retrouvons "prisonniers" de Solaris, de son océan extra-terrestre et de ses mystères, que l'oeuvre de Lem nous saisit, puis nous phagocyte littéralement, irrémédiablement, avec cette atmosphère de profond malaise qui ne nous quittera pas jusqu'à la fin... sublime, disons-le tout de suite. On peut néanmoins "tiquer" sur l'absence de communication entre les passagers de la station, presque un "truc narratif" à la "Lost" qui permet de retarder (un temps) la découverte de ces "mind games" cruels qui se déroulent dans la station. Le livre se dédouble alors admirablement, entre le récit profondément perturbant du semblant de vie commune entre le héros et sa "visiteuse", et la description vertigineuse des hypothèses scientifiques sur la nature du fameux océan. Ballotté entre un drame psychologique muet - on ne connaîtra jamais complètement la nature de la "faute" qui ronge Kelvin hanté par le "retour" de sa femme décédée - et des représentations minutieuses de phénomènes physiques défiant l'entendement humain, le lecteur se découvre radicalement piégé par l'attrait du mystère "intellectuel" offert par cette vie extra-terrestre incompréhensible.
Car le génie absolu de Lem, c'est bien de savoir dépasser les émotions humaines (l'amour, le deuil, mais aussi l'ambition) - sans pour autant les ignorer - pour pouvoir nous faire vivre la vertigineuse impossibilité de communiquer avec, ou même simplement d'appréhender, une altérité aussi radicale que celle qu'offre la planète Solaris. Si le livre s'avère peu "aimable", tant il est exigeant vis à vis de son lecteur, il réussit à s'élever dans ses dernières pages au niveau d'une sublime tragédie métaphysique : si la question de Dieu est logiquement évacuée par le rationalisme scientifique, le vertige masochiste de la spiritualité demeure. Et l'espoir jamais assouvi du miracle, dont on accepte par avance l'indicible cruauté.
[Critique écrite en 2018]