Pourquoi en vient-on à approcher ce livre ? Il y a d’abord, la couverture, chez Point/Seuil (collection « Signatures »), qui est très belle. On sait aussi que, dans cette collection, se trouvent déjà quelques chefs-d’œuvre. Il y a le nom de l’auteur, Mircea Cărtărescu, qui indique un écrivain roumain, et on n’a pas tous les jours l’occasion d’en croiser ; pour ma part, je n’ai lu, issu de Roumanie, que Tudor Arghezi, et quelques bribes d’Eminescu. Ensuite viennent les recommandations : proches, librairies, écrivains français estimés. L’impression, donc, d’arriver face à un auteur très estimé, mais très confidentiel, façon László Krasznahorkai, c’est-à-dire le plus gros choc littéraire de ces dernières années. (Les parallèles entre Cărtărescu et Krasznahorkai sont innombrables et mériteraient une thèse de littérature comparée.) Il y a enfin la quatrième de couverture, qui, après un extrait somme toute anodin de l’ouvrage, indique que le narrateur rencontre une secte organisant des manifestations contre la mort. J’ai donc le sentiment que le livre m’attend, j’en ressens une poussée d’émotion, et ce pendant plusieurs jours, avant d’ouvrir l’ouvrage, la même que j’avais ressentie avant d’être transporté par Guerre & Guerre de Krazsnahorkai, ou d’être déçu par Le Général de l’armée morte, d’Ismaïl Kadaré. J’entre donc dans le livre avec peur et excitation.


La prose de Cărtărescu est très puissante. Sa syntaxe reste simple (comparée notamment aux habitudes du Nouveau Roman puis de toute la littérature dite « postmoderne », sur laquelle l’auteur roumain a écrit des essais), il y a peu de passages laissant face à de grosses difficultés de compréhension, malgré quelques comparaisons jouant sur un vocabulaire scientifique un peu poussé : tous les dérivés du polype y passent, et le narrateur voient partout des mouvements péristaltiques, filant à plusieurs reprises la métaphore intestinale. L’érudition parfois déployée ne m’a pas semblé trop lourde, mais il faut avouer que j’aime particulièrement le genre des fictions érudites (Borgès, Sebald, Quignard, etc.). La bizarrerie majeure devient bien sûr le développement de l’atmosphère glauque et fantastique, avec les visions d’horreur qui parsèment le parcours du narrateur, dont on ne sait s’il a des révélations sur la vérité du monde, ou s’il est en plein délire schizophrénique ; nous sommes donc bien dans le fantastique au sens strict.


Là où Cărtărescu rejoint ce qu’on pourrait appeler « postmodernité », faute d’un meilleur terme, c’est non seulement par le contenu « métaphysique » (au sens large de : pourquoi la vie ? pourquoi la douleur ? pourquoi la mort ? les listes de questions de ce genre, bien mieux formulées que ce pâle résumé, sont nombreuses dans les passages consacrés au temps présent du narrateur), mais par l’apparente absence d’intrigue. Pourtant, on attend un démarrage : on pourrait avoir un développement de la relation avec Irina, ou une histoire autour de la secte des « piquetistes » (ceux qui organisent des manifestations contre la mort), ou une poursuite des investigations dans l’usine près de l’école, où le narrateur et son école Goia découvrent un « musée des horreurs », dans une atmosphère entièrement lovecraftienne. J’en ai conçu de l’irritation, car je trouvais que le roman se répétait, devenait longuet. C’est très tard, environ autour de la six-centième page, que j’ai compris qu’il n’y aurait aucun démarrage, et, en vérité, cela m’a réjoui. Les répétitions, construisant un dispositif rhapsodique (le narrateur ressasse son échec littéraire au club de la Lune, son étrange passage à l’hôpital quand il avait quatre ans, l’étrangeté de sa vie sexuelle en lévitation (sic) avec Irina, etc.), rendent en fait l’ensemble plus profond ; sans cela, le roman serait moins bon. La quatrième fois où il développe la figure du « grand critique » qui lui a asséné sa nullité littéraire est aussi nécessaire que la huitième soirée où le narrateur d’A la recherche du temps perdu rencontre Madame de Guermantes en train de parler de futilités.


Malgré l’absence de « démarrage » d’une intrigue, on ne s’ennuie pas. A quoi cela tient-il ? A la complexité et à la variété du dispositif narratif. Le roman alterne en effet, parfois en suivant un ordre, parfois non, les étages narratifs :
-récit-cadre, ayant lieu en 1989 (année tout de même historiquement importante... mais il n’est question de politique qu’indirectement), dans lequel le narrateur a une trentaine d’années, est professeur de roumain dans une école miteuse. Il vit dans une maison en forme de navire qui contient un « solénoïde », cette invention qui fait léviter et dont plusieurs modèles se trouvent dans Bucarest : tout le mystère et les révélations d’horreurs faites dans ce récit tournent autour des solénoïdes, sans qu’on ait le fin-mot de leur sens.
-le passage à l’âge adulte, avec l’entrée à la faculté et l’échec littéraire (plutôt dans la première partie) ;
-l’enfance, avec la haine de l’école, puis le passage au sanatorium, où ont lieu les premières découvertes macabres et fantastiques ;
-les listes de rêves ;
-et enfin, un grand nombre de récits enchâssés, de deux types : 1/ les récits concernant les collègues du narrateur, qui sont plutôt de l’ordre d’une satire sociale, souvent de nature réaliste. 2/ les récits concernant des savants et écrivains du passé, généralement des savants fous qui se retrouvent face à la matière des rêves, de la quatrième dimension, voire directement des solénoïdes : ainsi Hinton, Boole, Vashide, etc.


Il me fallut quatorze jours d’août pour lire ce livre de presque 1 000 pages. Je ne regrette pas le temps investi. Je ne recommande pas de lire entre novembre et février, mois où les taux de suicide sont les plus élevés, ni de le lire en ayant une corde à proximité, ou dans un appartement situé au-dessus du premier étage. Moi qui pouffe à chaque phrase de Cioran, j’ai quand même été un peu secoué. (Sauf vers la fin, quand Palamar explique qu’il réalise sur lui-même un élevage de gale dont il est le dieu, -ça, c’était vraiment drôle.) Après la lecture, on se réveille parfois la nuit en ayant l’impression d’être un scolopendre ou une madrépore, laissant çà et là ses exuvies successives, et rampant comme le narrateur dans les intestins de Dieu.

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le 13 août 2021

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