Les 25 premières pages sont à elles-seules déjà époustouflantes et valent bien la lecture du livre ; un des plus beau incipit que j'ai lu (« Une gare s'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt, sept heures un peu plus, c'est nuit encore. ») ; l'auteur nous plonge dans un monologue intérieur, ou plutôt un courant de conscience dans ce cas, à travers une syntaxe malmenée, déstructurée, de manière à recréer sous nos yeux les pensées réalistes du personnage et à nous plonger en lui. Et ça fonctionne, on s'y croirait ; le trajet quotidien pour aller au boulot, pointer, enfiler son bleu et rejoindre son poste de travail, tout se déroule naturellement, plaçant d'emblée l'atmosphère, celle du travail déshumanisé et des hommes usés jusqu'en eux mêmes. Une des meilleurs introduction possibles à un roman.
La suite du récit revient à un monologue plus narratif (mais qui se refait intérieur par moment), et se divise en quatre chapitres pour raconter quatre semaines ; de combien sont-elles éloignées les unes des autres, se suivent-elles d'affilé, dur à dire. L'auteur ne nous raconte jamais deux fois la même chose et ces chapitres permettent en réalité de présenter des aspects différents de la vie en usine : les accidents de travail, la solidarité des hommes et l'humour nécessaire à survivre sous une hiérarchie impitoyable, le vieillissement précoce et la chair marquée à vie, les maladies, les morts en usine et la cérémonie funéraire traditionnelle pour leur rendre hommage, la grève et le soulèvement face à la direction, les destins qui cherchent à fuir ce travail oppressant mais y reviennent inexorablement... la tentative de suicide... la démission, l'adieu à l'usine, la nostalgie malgré tout.
L'auteur parle à la fin, pour la première fois, à la première personne, et non plus à la troisième (ce roman est d'inspiration biographique) ; il a fini d'écrire, il n'a plus besoin de se distancer ; il revient devant les lieux de son ancien travail une dernière fois. Difficile de ne pas avoir la gorge serré à la fin de ce livre, ni d'oublier la fortitude dont font preuve ces hommes pour ne pas briser et trouver face à la pression constante un exutoire.