Spirituels et béguins sont les noms donnés à des communautés nées de l'ordre franciscain à la fin du XIIIe siècle. Les uns moines mendiants, les autres laïques dévots se caractérisent par un même attachement à la pauvreté évangélique et une évolution à la marge de l'orthodoxie catholique. Forts pourtant d'un succès qui leur rallient hommes et femmes de toutes conditions, en Italie, Catalogne et dans le Midi de la France, ils sont progressivement refoulés dans l'hérésie par une Église au faîte de sa prospérité matérielle, gênée par un dévouement trop radical à l'usus pauper, l'ascèse pauvre que ces religieux zélés se sont donnée comme règle à la suite de Saint François d'Assise. Umberto Eco en fait maintes fois mention dans Le Nom de la Rose à travers le personnage sibyllin d'Ubertin de Casale, chef de file du mouvement. Une bonne raison pour aller désormais à la rencontre de ces chrétiens si particuliers, que Raoul Manselli parvient à rendre si touchants par la vigueur de leur pratique et cet idéal de vie qu'ils gardèrent chevillé au corps.
Son ouvrage désamorce l'image d’Épinal qui les donnait jadis comme des fanatiques violents, en consacrant d'abord de longues lignes à leur guide spirituel, Pierre Déjean Olieu. La production textuelle de ce théologien méridional fut pour ces communautés une véritable armature conceptuelle, et d'aucuns lui reconnaissent aujourd'hui une qualité intellectuelle équivalente à Saint Thomas d'Aquin, ce qui n'est pas rien. Raoul Manselli souligne surtout le rôle de deux traités du maître, dont le vocabulaire simple convenait à la pratique d'une piété quotidienne. La Postilla Super Apocalipsim d'abord, qui fonde en raison l'imminence des fins dernières, l'essence même de la spiritualité des frères, ivresse de l'attente eschatologique qui fut aussi la cause de leur dérapage. Le Miles Armatus ensuite, qui expose dans un style limpide les principes de l'ascèse morale, modèle de vie parfaite qu'un monde perçu comme décadent - à l'image d'Avignon, cité de papes et de banquiers - rendait plus que jamais nécessaire. L'importance d'Olieu fut si grande en pays narbonnais qu'un culte lui était rendu à Sérignan, son village natal, face à la Méditerranée. Il n'est pas, au demeurant, la seule personnalité ayant attiré l'attention de l'auteur. Arnaud de Villeneuve, théologien et médecin des rois d'Aragon, fut un autre protecteur entêté qui, bien qu'extérieur aux communautés, n'a cessé sa vie durant de défendre ces dernières non seulement contre les offensives du clergé séculier, mais également contre l'ordre franciscain, qui dès le début du XIVe siècle, menait une persécution discrète dans l'ombre des couvents.
Depuis la mort du saint patron en 1226, en même temps que s'étendait son influence dans l'Europe entière, l'ordre mendiant par excellence avait largement transigé avec ce principe de paupertas qui faisait son extrême originalité. Sa réputation en pâtit progressivement auprès d'une population urbaine qui rechignait à s'ébahir aux sermons des frères, gonflés parfois d'orgueil mondain et grossis souvent de l'offrande des humbles. De cette trahison, du moins vécue comme telle par certains frères désabusés, naît le mouvement spirituel (bien que les partisans de la pauvreté radicale existèrent largement du temps de Saint François). La lettre du général franciscain Gonzalve de Balboa adressée en 1309 aux provinciaux de l'ordre exprime en partie cette déperdition, autant qu'une volonté de reprise en main. L'afflux de rentes, de donations, la possession toujours plus élargie de biens temporels y sont largement évoqués pour démontrer la perte progressive de l'esprit originel des Mineurs. Les spirituels ne reprochaient-ils pas à leurs semblables de détenir greniers à blés et celliers à vin contre les prescriptions du Testament de François ?
Incarnant en somme la mauvaise conscience des aînés, les spirituels réclament un droit absolu sur l'héritage du Poverello d'Assise au nez et à la barbe de ses premiers dépositaires, lesquels ne s'en laissent pas dépouiller. Une première offensive franciscaine est lancée en 1311 à la curie romaine, où débute une enquête sur la validité des thèses d'Olieu. Mais dans la foulée du concile de Vienne, qui voyait le pape Clément V occupé à tout autre chose, grâce également à la défense énergique d'Ubertin de Casale, les spirituels et les écrits du guide sortent blanchis malgré de timides réserves sur l'usus pauper. Une victoire confirmée par la nomination d'Alexandre d'Alexandrie au généralat, dont la bienveillance à l'égard des spirituels était de notoriété publique. Ce n'est qu'à la mort de Clément V que les hostilités reprennent de plus belle, se cristallisant cette fois sur les communautés de Béziers et de Narbonne.
Bertrand de la Tour, artisan principal de la contre-attaque et provincial d'Aquitaine, intente en 1316 contre les spirituels des deux cités un procès d'excommunication, pour avoir chassé de leurs couvents les responsables que l'ordre y avait installés. Hérétiques, apostats, schismatiques, les spirituels visés endossent tous les chefs possibles d'accusation à la cour prévôtale de Maguelone, où viennent se mêler au surplus les évêques d'Agen et d'Aix-en-Provence. Ils seront sauvés in extremis par le soutien des élites consulaires de leur cité et surtout, par l'intervention du cardinal Jacques Colona, qui s'était contenté de rappeler les frères mineurs à l'observation des canons du Concile. Par lui, la papauté rappelle la garantie donnée à l'orthodoxie des spirituels. La même année cependant, se tient à Naples le chapitre général de l'ordre, qui voit Michel de Césène accéder à la mandature suprême. Quoique dépourvu d'agressivité envers les zélateurs de la Règle, il reste vigoureusement opposé à leurs opinions radicales, tant sur la pauvreté que sur l'eschatologie. La publication de ses Constitutions Générales marque point par point cette opposition.
Les durs échanges qui s'ensuivent avec les frères conspués de Narbonne et Béziers maintiennent vive la controverse, jusqu'à l'élection de Jean XXII qui renverse complètement l'échiquier. Gêné par le ferment de division semé dans l'ordre, il convoque en Avignon les méridionaux séditieux afin de mettre un terme définitif au litige. Commence un bal ininterrompu de gifles pontificales dont nul ne sort indemne. Les personnages importants du mouvement, Ubertin de Casale, Angelo Clareno et Geoffroy de Cournon, sont d'abord soigneusement écartés des débats pour laisser les mains libres au pontife. Puis, suivant l'exposé des fautes reprochées aux frères, le pape, par la bulle Quorumdam exigit, obtient d'un bloc l'aveu des fautes et le retour à la discipline des couvents narbonnais et biterrois.
Les jeux sont faits. Les spirituels récalcitrants, par la désobéissance opiniâtre qu'ils opposent encore à l'autorité du pape, s'exposent désormais au procès d'hérésie, qui leur sera fatal. C'est d'abord la communauté sicilienne d'Henri de Ceva, qu'une telle accusation force à sortir de la protection de Frédéric III. Puis les spirituels du Midi, tombant sous la férule de Michel Le Moine, inquisiteur marseillais de triste renom. Le 6 mai 1318 au cimetière Sainte-Marie de Marseille, quatre frères spirituels sont livrés au bras séculier et périssent dans les flammes du bûcher. C'est le moment de la rupture consommée, de la cristallisation la plus ardente des antagonismes. D'une part la sentence d'inquisition réduit les spirituels à la plus basse clandestinité, d'autre part l'anathème dont ils sont frappés produit un durcissement considérable de leur doctrine et - d'aucuns l'avoueraient - le glissement clair et univoque vers une hétérodoxie qui n'était point la leur jusqu'à présent. L'eschatologie d'Olieu est reforgée dans le contexte nouveau de persécution des frères révoltés, qui n'hésitent plus à identifier l’Église romaine à l’Église charnelle de l'Apocalypse, Babylone mère des prostituées, et le pape Jean XXII à l'Antéchrist mystique, une vision qui dépasse de loin les vues premières de l'auteur. Du pain béni pour l'Inquisition qui n'aura dès lors plus aucune difficulté à caractériser sur un plan canonique l'hérésie spirituelle. Une lettre de l'inquisiteur carcassonnais Jean de Beaune expose cette froide logique consistant à poser l'infaillibilité de la condamnation pontificale, puis à induire mécaniquement l'hérésie de toute croyance non ajustée. Sur un ton plus fielleux, la Practica Inquisitionis de Bernard Gui renvoie les zélateurs à « une secte non pas tant superstitieuse que pernicieuse, pestilente, apostate et hérétique, inventrice d'une nouvelle hérésie, imitatrice de l'ancienne ». Le sort des frères est scellé.
Qu'en est-il cependant des béguins évoqués dans le titre ? L'auteur regrette de ne pas disposer sur eux de sources abondantes, limitées principalement aux registres d'enquêtes des inquisiteurs du XIVe siècle. Il s'agit de laïcs voués à l'exemple que leur prescrivent les frères spirituels, dont beaucoup se réclament du Tiers Ordre franciscain, formant avec eux ce couple inséparable que n'aurait point renié Saint François, lui qui justement aurait voulu toute sa vie demeurer laïc, et qui ne logeât son mouvement dans la grande maison des ordres religieux que contraint et forcé. Guidés par eux sur les chemins d'une vie pauvre et ascétique, ils sont et resteront leur soutien le plus indéfectible avant et après la condamnation de Marseille. Leur opinion sur la pauvreté franciscaine leur vaut d'être condamné par la bulle Quorumdam exigit au même titre que les frères spirituels. Et dès les années 1320, plusieurs bûchers sont allumés en Languedoc sous l'augure favorable des inquisitions toulousaine et carcassonnaise.
Certains de ces béguins se démarquent par leur bonne connaissance d'Olieu, malgré l'indigence culturelle de leurs milieux d'origine. C'est le cas de Pierre Tort, habitant d'un petit bourg de l'Aude, dont la maîtrise conjuguée de la Postilla, de la Règle et des Évangiles ne cessent d'étonner Raoul Manselli au fil des pages. C'est aussi le cas de na Prous Boneta, étonnante béguine condamnée à Carcassonne, qui file avec un art achevé la métaphore apocalyptique de son temps (à moins que l'auteur ne soit lui-même abusé par l'effet d'écriture de l'autorité cléricale, éternelle problématique de l'historiographie des hérésies). Reste que la répression des béguins diffère de celle des spirituels, en ce que, n'étant pas matériellement rattachés à l'ordre des Frères Mineurs, Jean XXII ne peut les acculer sur le terrain de la discipline monastique. Il est obligé de se positionner sur le terrain de la théologie, ce qu'il avait soigneusement évité jusque-là, et, par la bulle Cum inter nonnullos en 1323, « déclare hérétique la thèse selon laquelle le Christ et les Apôtres n'avaient rien possédé ni en propre ni en bien ». Une décision qui s'articule, trois ans plus tard, avec la condamnation solennelle de la Postilla d'Olieu. La pauvreté absolue que préconisaient ensemble béguins et spirituels est définitivement battue en brèche. Elle n'est plus guère signe de perfection christique selon le mot de François d'Assise, mais sceau de la dépravation hérétique. Les sentences de l'inquisiteur Pierre Brun rendues à Narbonne en 1328 seront les derniers sursauts languedociens du mouvement.
Spirituels et béguins du Midi est une pierre importante à l'édifice de l'histoire religieuse méridionale. Raoul Manselli démontre, comme tant d'autres avant et après lui, que la chrétienté ne fut pas ce bloc monolithique que l’Église désirait qu'elle fut. Au contraire, son histoire est traversée de tensions permanentes dont il faut dire que la pauvreté évangélique est un point de fixation remarquable. Les spirituels l'incarnent dans le Siècle avec une virtuosité inédite, mais le fondement de leur démarche n'est pas nouveau. La pauvreté comme retour à l'imitatio Christi est une source inépuisable à laquelle se sont vivifiés presque tous les renouvellements monastiques depuis qu'il existe des moines en Occident. L'ordre de Cîteaux naît ainsi du dégoût qu'inspirait à la fin du XIe siècle le faste et le lucre des bénédictins de Cluny. Il prône lui aussi un retour à l'humilité que préconisait la Règle de saint Benoît. Pareillement, au début du XIIIe siècle, les ordres mendiants se donnent comme un contre-exemple absolu des abbayes cisterciennes et du grand flot de richesses que capitalisaient leurs puissantes seigneuries domaniales. De même, les spirituels apparaissent lorsque l'idée pure qui faisait précisément l'extraordinaire originalité de l'ordre franciscain devenait idole abstraite. Nous assistons, médusés, à des cycles toujours recommencés de renaissance et de mort d'une même idée qu'un succès général fait à la fois rayonner et sombrer.