Sueur de sang
8.3
Sueur de sang

livre de Léon Bloy (1893)

Pourquoi peut-on aimer Bloy aujourd’hui ?
Peut-être parce que notre époque édulcore l’expression des réalités trop crues, qu’un langage consensuel étouffe toute appréhension trop lucide des réalités d’un monde qui va mal alors même qu’on laisse se déchaîner une parole vide mais sans retenue sur les réseaux sociaux, pour détourner justement des vrais problèmes.
Parce que, certainement, le langage fait peur. Les médias nous révèlent en continu les dégâts causés par des propos mal compris : une petite parole anodine fait débat pendant des semaines et discrédite celui qui, de toutes façons, devait être discrédité avant même qu’il ne parle.
Mais il faut le lire certainement pour sa liberté qui n’accepte aucune compromission d’aucun camp, pour son courage sans faille, pour la violence de ses engagements quand il s’agit de défendre sa patrie, pour cette vérité qu’il sert au détriment de son propre intérêt et pour son incroyable humour.
« Sueur de sang » est un recueil de nouvelles portant toutes sur la guerre franco prussienne de 1870 et son cortège d’horreurs. Bloy publie à nouveau le recueil en 1914, comme un avertissement à ce qui se prépare.
A la guerre, tous les participants deviennent coupables, toute catégorie sociale, tout parti , révèle sa face sombre car : « toutes les fautes furent commises par tout le monde sans exception et des deux côtés à la fois » ( pour avoir oser dire cela, la journaliste Natacha Polony a connu un procès en 2022...remarque ajoutée le 25/04/2022).
Bien sûr, la barbarie et la grossièreté des prussiens n’est pas épargnée, mais les bons français n’échappent non plus à la plume acérée et somptueuse de Bloy qui brosse en quelques phrases les plus cruels ou émouvants portraits. Celui du « bon gendarme », retraité et méprisé, affrontant seul une garnison de prussiens : « Culminant et impliable comme les falaises, sa maigreur d’échassier antédiluvien le faisait paraître sempiternel. On ne finissait pas de le voir » ; celui du huissier Ovide Parfait : « cet officier ministériel, enrichi par de longues et inexpiables dépréciations » ; celui de la prostituée se vendant sans vergogne à l’ennemi et qui agresse l’un des plus fidèles amis de Bloy – et il avait du mérite ! - Barbey D’Aurevilly, insulté par cette « chamelle en délire » doublée d’une « abominable salope » ; celui, émouvant, d’un ramasseur de crottin : « le pauvre bossu-bancroche Amable Têtard, dit mouche-à-caca ». Ni la bourgeoisie, ni le peuple ne sont épargnés. De madame Frémyr : « mascaron décrépit de vieille moutonne doucereuse et implacable, elle parlait en roucoulant aux individus qualifiés et barytonnait avec arrogance lorsqu’elle s’adressait à des inférieurs », en passant par les bien-pensants dont « on pourrait faire une monographie croustilleuse des chastes dames diaconesses qui roulaient par les hôpitaux dans le troussequin des pasteurs, pour la terrification des damnés qui n’étaient pas de langue allemande», jusqu’aux paysans « naïvement lâches et fangeusement égoïstes, impénétrables au sentiment de la Patrie et tout à fait étrangers à l’idée de Race, (qui) ne virent, en somme, dans la guerre, qu’un funeste coup du sort, une guigne noire qu’il s’agissait de conjurer, chacun pour soi, par toutes les crapuleries et les manigances. »
Ce qui est beau et tellement éloigné de notre monde, c’est cet engagement moral de Bloy, ignorant la demi- mesure faiblarde et les à peu près paresseux, croisé magnifique pourfendant le mal sans concession muni de sa plume féroce en guise de sabre.

jaklin
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le 4 juin 2021

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