La non-concordance du désir dans le couple est à mes yeux un sujet majeur, trop peu abordé dans la littérature comme au cinéma. D'où viennent les violences sexuelles ? D'une non concordance qui n'est pas brimée/bridée par un surmoi masculin. Les si nombreuses séparations ?... D'une non-concordance que l'on n'arrive pas à résoudre. Le recours au porno, à la prostitution ? D'une frustration masculine qui trouve là une échappatoire. Comment faire couple quand l'un (le plus souvent masculin) a beaucoup envie et l'autre très peu ?

C'est ce que raconte ce roman à sa façon. Il situe l'intrigue dans l'Angleterre d'avant la révolution sexuelle, mettant en jeu un couple fraîchement marié. Il y a Florence, issue de la haute, violoniste prometteuse qui dégage un autoritarisme un peu glaçant dès lors qu'elle agit dans le cadre de son univers musical. Et Edward, d'un milieu social inférieur, moins clairement situé : à la fois élevé dans un environnement rural, épris d'histoire mais aussi prêt à bosser dans l'entreprise de son futur beau-père.

Nous sommes juste après le mariage. Dîner dans un luxueux manoir, avant le moment suprême, la fameuse nuit de noce. Edward en crève d'envie : depuis longtemps il tente de maîtriser ses pulsions. Florence, quant à elle, éprouve rien moins qu'une répulsion pour tout ce qui a trait au sexe. Page 35 :

Il incitait la langue de Florence à répondre à ses avances, voulait l'entraîner dans un affreux pas de deux, mais Florence ne réussissait qu'à se recroqueviller sur elle-même, à se concentrer pour ne pas se raidir, ne pas hoqueter, ne pas s'affoler. Si elle lui vomissait dans la bouche [carrément !], pensa-t-elle soudain avec effroi, c'en serait fini de leur mariage, il ne lui resterait plus qu'à rentrer chez elle et à s'expliquer devant ses parents.

Et page suivante, le ressenti d'Edward :

La douleur et le plaisir se mêlaient en son coeur, qui semblait cogner jusque dans sa gorge. Il se réjouissait du contact des doigts légers de Florence si près de son sexe, de l'abandon de son corps ravissant niché dans ses bras, de son souffle rapide et passionné qui lui faisait palpiter les narines.

Il y a bien malentendu, comme dans les vaudevilles, car les narines de Florence ne palpitent pas vraiment de plaisir... McEwan nous parle ici d'une réalité qui dépasse le contexte du roman : sans aller jusqu'à l'affirmation de Brassens (95 fois sur cent...), il y a probablement chez beaucoup d'hommes un aveuglement quant à ce que ressent réellement leur partenaire...

Le problème, c'est que rien de tout cela n'avait été verbalisé, jusqu'à la fameuse nuit de noces. Ce sera fait après le fiasco, dans la bouche de la jeune femme. Page 138 :

Non seulement je ne suis bonne à rien, mais apparemment je n'en ai pas besoin comme les autres, comme toi par exemple. Il y a tout simplement quelque chose qui me manque [c'est un "manque qui lui manque", le paradoxe est savoureux]. Je n'aime pas ça, je n'aime pas y penser.

Avant la révolution sexuelle, il était donc possible de s'engager pour la vie en faisant abstraction de ce léger détail ? Peut-être.

Ian McEwan a choisi de nous conter ce qu'il se passe dans la tête alternativement de l'un et l'autre. Je n'avais lu du Britannique jusqu'alors que Samedi, qui nous faisait partager les pensées d'un neurochirurgien. Le fameux flux de conscience de Virginia Woolf... On retrouve aussi dans ce roman ce qui semble être les deux passions musicales de l'auteur : la musique classique (domaine que Florence s'efforce de partager avec son fiancé) et le blues (domaine dudit fiancé, qu'il tente en vain de faire aimer à sa chère et tendre).

Evidemment, comme l'intrigue est minimaliste, il faut étoffer pour atteindre au moins les 150 pages. (Je vois que le roman a donné lieu à une adaptation cinématographique ? Voilà qui semble casse-gueule pour une oeuvre d'essence si littéraire...) Classiquement, Ian McEwan opte pour les flash backs, nous contant l'enfance de l'un et l'autre, leur cercle familial, leur rencontre dans un meeting à Oxford contre le nucléaire, leur liaison avant le mariage. Un épisode de bagarre pour défendre son copain Mather nous montre chez Edward un tempérament sanguin, qui pourrait lui jouer des tours. Quant à Florence, sa frigidité, puisque l'insulte lui sera lancée au visage, s'explique par une mère incapable d'affection et par un père distant et écrasant par sa réussite sociale. Les pauvres affectueux et encourageants, les riches froids et raides, le tableau est un peu cliché, c'est par exemple ce qu'a retenu Sébastien Lifshitz dans son documentaire Adolescentes. Une faiblesse, mais qui ne touche que le contexte campé par l'auteur, bien moins captivant que la description de la soirée.

Au milieu du roman, c'est la scène centrale. Enfin, les deux se retrouvent seuls dans la chambre. Fort logiquement, Ian McEwan alterne plus rapidement les pensées de l'un et de l'autre, insistant davantage sur le ressenti de Florence. L'angoisse, pour elle, est suffocante. Page 75 :

En changeant de pièce elle avait plongé dans un état irréel, inconfortable, aussi encombrant qu'un vieux scaphandre en eau profonde. Ses pensées ne semblaient plus lui appartenir : elles lui étaient insufflées, comme de l'oxygène par un tuyau.

Quatre petites notes lui trottent dans la tête, "l'ouverture d'un quintette de Mozart" où la jeune femme s'illustra par son ascendant sur ses camarades de musique de chambre. Page 77 :

Tandis qu'elle traversait la chambre (...), les quatre mêmes notes lui rappelèrent cette facette de sa personnalité. Jamais la Florence qui dirigeait son quatuor, qui imposait sa volonté sans faiblir, ne se plierait servilement à des attentes conventionnelles. Elle n'était pas un agneau, pour se laisser sans résistance trancher la gorge. Ou pénétrer.

Edward l'attire à elle et bataille avec la fermeture Eclair de sa robe. Un classique. Jolie formule page 78 :

Son autre main à plat au creux de ses reins, il lui chuchotait quelque chose à l'oreille, si fort, si près, qu'elle n'entendit qu'un rugissement d'air moite.

En retour, il y a le chuchotement de sa partenaire, page suivante :

Elle se détestait, elle eut l'impression que les mots qu'elle lui chuchotait sifflaient dans sa bouche comme ceux d'un traître de mélodrame. Pourtant, mieux valait avouer sa peur que son dégoût ou sa honte.

Le supplice se poursuit :

Elle tentait de toutes ses forces d'empêcher un muscle de sa jambe de se raidir, mais la crampe survenait malgré tout, de sa propre initiative, aussi puissante et inévitable qu'un éternuement.

Pour ne pas tomber dans la caricature, McEwan ménage toutefois une lucarne d'espoir à la réticente. Page 82, quelque chose ressemblant à du plaisir envahit fugitivement Florence :

(...) tandis que sa main lui palpait la jambe, le bout de son pouce frottait contre cet unique poil qui dépassait de la culotte, l'inclinait d'avant en arrière, jusqu'à la racine, le long du nerf du follicule, rien que l'ombre d'une sensation, un début presque abstrait, aussi infime qu'un point géométrique qui devenait un cercle minuscule et continuait de s'élargir. (...) Comment la racine d'un poil solitaire pouvait-elle attirer à elle son corps tout entier ? Au rythme caressant, régulier d'Edward, ce point sensible s'étendant à la surface de sa peau, sur tout son ventre, se rapprochant un peu plus de son périnée à chaque pulsation. Cette sensation ne lui était pas totalement inconnue - quelque chose à mi-chemin entre douleur et fourmillement, mais en plus doux, plus chaud et, curieusement, plus vide, un vide agréable et lancinant à la fois qui émanait d'un follicule sollicité à intervalles réguliers, et irradiait dans tout son corps en ondes concentriques, de plus en plus profond.

Homme, je ne peux que fantasmer le plaisir féminin, mais j'imagine assez bien qu'il puisse ressembler à cela... Et qu'il puisse être provoqué par quelque chose d'aussi insignifiant qu'un poil qui frotte sur une cuisse. On sait aussi que nombre de femmes ne sont pas "fans du pénis", au grand dam de ces messieurs. Le roman de McEwan me semble viser assez juste. Pour la jeune femme, c'est un soulagement :

A présent, pointaient enfin les premiers signes du désir, étrangers et précis, mais qui, à l'évidence, lui appartenaient en propre ; et au-delà, comme suspendu derrière elle, en lisière de son champ de vision, se profilait le soulagement de se savoir comme les autres.

La question sexuelle, cruciale pour un couple, n'était donc pas sans espoir. Mais en face, il y avait le désir ardent d'Edward. A la lecture du drame, on trouvera que celui-ci est surtout imputable à monsieur. Après tout, Florence n'a fait que guider le sexe de son homme "jusqu'à ce quelle le sente contre sa vulve", et... pshhht. Mc Ewan en rajoute un peu à cette occasion. Un vrai travers pour le romancier semble-t-il puisque déjà dans Samedi il poussait le bouchon un peu loin en montrant un couple marié de longue date faisant l’amour deux fois dans la même journée ! Ah, les romanciers et le sexe... ici, page 98, on bascule brutalement dans les exagérations du porno :

Horrifié, elle lâcha tout tandis qu'Edward se redressait l'air abasourdi, (...) et qu'il se vidait sur elle par saccades vigoureuses, mais décroissantes, lui remplissant le nombril, lui recouvrant le ventre, les cuisses et même une partie du menton et du genou d'un liquide tiède et visqueux.

Bigre ! Un vrai homme-fontaine notre Edward ! Je veux bien qu'il ait attendu longtemps ce moment mais quand même... En tout cas, c'est en effet "une catastrophe". Les Palestiniens diraient la "nakba". L'explication sur la plage de Chesil n'arrangera rien puisque les noms d'oiseaux fuseront dans la bouche d'Edward, "frigide" et même "salope". Quant à Florence, elle lui reproche avec cruauté de ne pas avoir su "se contrôler", attaquant la virilité de son mari.

Elle va bien proposer quelque chose, d'assez naïf : rester ensemble et échanger la paix sur la question sexuelle contre son autorisation qu'Edward trouve son bonheur ailleurs. Hmmm, si c'était si simple... Le débit qu'elle adopte pour exposer son idée est bien rendu par McEwan, page 138 :

Sous l'effet du trac, elle se mit à parler plus vite, tout en détachant chaque mot. Telle une patineuse sur une couche de glace prête à céder sous son poids, elle accélérait pour échapper à la noyade. Elle enchaînait les phrases, comme si seule la vitesse pouvait générer du sens, comme si elle-même pouvait pousser Edward à dépasser les contradictions, l'amener à prendre le même virage qu'elle sans lui laisser le temps de soulever la moindre objection. Parce qu'elle ne bafouillait pas, elle donnait l'impression d'une brusquerie malvenue alors qu'elle était au bord du désespoir.

Très joli passage. Bon, Edward refusera cette idée "aussi répugnante que ridicule. Et insultante". Il ne voit qu'une chose : Florence ne veut pas de lui en elle. Sa fierté s'en trouve blessée. A la fin, c'est toujours la femme qui culpabilise et s'excuse. On peut y voir une dénonciation toute féministe de la part du romancier.

Les dernières pages, comme la séquence finale des James Bond, ne sont pas les plus intéressantes. Le divorce a été prononcé, Edward a ensuite trouvé chaussure à son pied si j’ose dire. A l'inverse de la séquence-clé de la "catastrophe", c'est surtout le point de vue d'Edward qui nous est donné à la fin (on sait juste que Florence réussit dans la musique). Il en conçoit des regrets. Une façon pour McEwan, de se situer, décidément, clairement dans le camp de la femme. Et de poser ce constat lucide : un destin, s'il s'explique par tout un contexte, se joue parfois sur quelques instants. Accueillir ou pas. Se contrôler ou pas. Ce qu'on nomme (l'expression s'impose ici) le noeud de l'action.

7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 16 févr. 2024

Modifiée

le 18 févr. 2024

Critique lue 13 fois

Jduvi

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